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A moy que chault!

Chronique d'une fin du monde sans importance

24 Mai 2018, 17:18pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

Le travail rend libre

La pluie martelait la chaussée. De grosses et lourdes gouttes explosaient sur le bitume tandis qu'Agnès pressait le pas pour prendre son service. Après avoir dépose Cécile, 3 mois, et Véronica, 2 ans à la nounou haïtienne, elle n'avait plus que quelques minutes pour atteindre l'entrée de service de « Lidl Price », la supérette discount où elle travaillait depuis maintenant 5 ans comme « hôtesse de vente ». Elle ne pouvait pas se permettre d'arriver en retard, surtout après le drame de la veille : un trou de caisse de 2 euros 70 qu'elle n'était pas parvenue à justifier. Jean-Jérôme, le gérant, enfin le « manager » de la franchise, avait généreusement passé l'éponge mais si elle ajoutait un retard à cette bévue comptable elle savait qu'elle n'échapperait pas au blâme.

Cette perspective la terrorisait, elle se mît alors presque à courir. Grâce à cette accélération, elle parvint à valider la pointeuse à 8h00, poussant un petit râle de soulagement sous le regard mi-amusé mi-compatissant de ses collègues déjà sur place. Le magasin n'ouvrait qu'à 9h30 mais il fallait aider les magasiniers à terminer la mise en place et surtout assister au « meeting point » du matin, la réunion quotidienne de motivation, le « briefing » comme disait Jean-Jérôme, qui servait essentiellement à ne pas oublier la chance que l'on avait d'oeuvrer au sein d'un « groupe bientôt numéro un sur le segment de l'alimentation low-cost en centre ville », une entreprise innovante et dynamique où chaque employé était un « partenaire » au service d'un objectif commun : l'amélioration d'un chiffre d'affaires qui n'avait pourtant aucune incidence ni sur les salaires ni sur les conditions de travail, l'amour du service et de l'ouvrage bien fait étant sans doute considérés comme des récompenses suffisantes...

Innovante, l'entreprise l'était indiscutablement. On était d'ailleurs en train d'installer une batterie de « caisses autonomes », ces systèmes de paiement « libre-service » qui allaient permettre « d'ici un an » de diminuer de moitié le nombre de « caissières personnes physiques ». Pour le « dynamisme » cela reposait essentiellement, il fallait bien le reconnaître, sur Jean-Jérôme qui, en permanence survolté, tel un ludion sous cocaïne, ne cessait de courir en tous sens, d'encourager sa « team », d'exhorter l'un à plus d'enthousiasme dans son sourire commercial, tel autre à plus d'entrain dans le rangement des boites de petits pois... JeanJérôme était un trentenaire prématurément chauve, arborant, hiver comme été, une chemisette à manches courtes barrée d'une cravate fantaisie (« A l'américaine » disait-il...), et portant au poignet une Rolex (vraie ou fausse, le débat n'avait jamais été tranché dans l'établissement...) qui semblait peser 3 à 4 kilos. On s'étonnait d'ailleurs qu'il parvienne encore à lever le bras. Sans-doute faisait-il de la musculation au Club Med Gym voisin, son statut de cadre lui donnant droit à une réduction de 15% sur le forfait annuel « Salle de sport+UV » (Forfait « Premium Gold »).

L'entreprise ne ne bornait d'ailleurs pas seulement à être « dynamique et innovante », elle était également « citoyenne », ayant été gratifiée du label « Ouverture et diversité » attribué par l'Union Européenne en récompense de « sa politique active et volontariste dans le recrutement de collaborateurs issus des minorités.». Ce point était d'ailleurs indiscutable, Agnès restant, à l'exception de Jean-Jérôme, la seule blanche du magasin. Enfin la seule « européenne », on lui avait expliqué qu'il était plus convenable et souhaitable d'utiliser ce mot. Cette situation ne la dérangeait d'ailleurs pas particulièrement, si ce n'est qu'elle était exclue de la plupart des conversations, ne comprenant goutte aux divers sabirs utilisés par ses collègues. Ce n'était pas bien grave, n'étant pas là pour discuter mais pour gagner de quoi payer la nounou, son titre de transports 8 zones et rembourser l'emprunt du pavillon.

Aujourd'hui elle travaillait de 8h à 11heures, puis de 15h à 20h. N'ayant pas le temps de rentrer dans sa lointaine banlieue durant la coupure, elle en profiterait pour faire quelques courses, dans un établissement encore plus low-cost, puis tenterait de dormir un peu dans un fauteuil du vestiaire. Demain, dimanche, elle était programmée de 14h30 à 22 heures. C'était, lui avait-on dit, ce qu'on appelait la « flexibilité », une excellente chose pour les entreprises françaises et la croissance nationale. Moins pour elle, mais lorsqu'elle l'avait fait remarquer, Jean-Jérôme, toujours bonhomme et souriant, lui avait expliqué que « si elle n'était pas satisfaite de ses conditions de travail, beaucoup d'autres attendaient derrière elle ». D'autant plus qu'elle bénéficiait d'un temps complet, situation ô combien privilégiée dans la structure.

Le briefing avait maintenant commencé. Jean-Jérôme parlait « d'esprit corporate », « de remise en cause personnelle de chacun », «d'objectifs ambitieux mais réalisables »... Un peu de salive, séchée et blanchâtre, perlait aux commissures de ses lèvres.

Sortant de son habituelle somnolence lors de ces réunions, Agnès fut soudain aveuglée par le reflet des lames de la nouvelle gamme de couteaux de cuisine, « promotion du mois » présentée sur la table centrale. Ces lames étincelantes la fascinèrent. D'un geste, elle saisit l'une d'entre elles, puis on n'entendit plus qu''un bref cri rauque suivi d'une explosion de hurlements stridents. La journée de travail était terminée.

Xavier Eman (in Revue Eléments n°171)