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A moy que chault!

La bicoque

29 Juin 2016, 17:36pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

Malgré son âge plus que vénérable, la 206 vert pomme affrontait vaillamment les lacets de la petite route départementale. Depuis le départ, il y a près de trois heures, l’autoradio déversait du Jean-Jacques Goldmann à jets continus. La cassette était coincée dans l’appareil depuis plusieurs années… François chantonnait en tapotant d’une main sur son volant. Lui aussi voulait « aller au bout de ses rêves », vivre « une autre histoire » en partant « là-bas »… Son « là bas » à lui c’était Le Pont-en-Bruyère, charmante bourgade de 768 habitants aux abords de laquelle il avait fait l’acquisition d’une magnifique maison de campagne à moitié en ruines qui avait fini d’engloutir les économies imprudemment transmises par bon-papa « en avance sur l’héritage ». Si délabrée soit-elle, cette maison était pour lui un petit paradis, l’aboutissement de nombre de ses fantasmes. La campagne, la terre, le jardin, les vieilles pierres, la nature... Il en avait tant parlé, tant disserté, tant rêvé… Maintenant il y était, il avait franchi le pas. La femme, les enfants et le chien qui complétaient ses aspirations étaient, eux, aux abonnés absents, mais cela restait tout de même quelque chose, un petit bout d’accomplissement… La demeure lui avait tout de suite plu. Elégante dans son effondrement, digne dans sa décrépitude… ils étaient faits pour se rencontrer et s’entendre.

Arrivé à bon port, il gara la voiture dans la cour de la fermette, juste à côté du tas de briques et des deux chaises pliantes dépareillées qui tenaient lieu de mobilier de jardin. Ronces et mauvaises herbes avaient encore formidablement poussé et rampaient presque jusqu’à la porte. « Allez, on range les courses et on s’y met ! » déclara-t-il avec vigueur en sortant du véhicule. Il parlait de plus en plus souvent tout seul à haute-voix, vieille habitude de vieux garçon qui faisait dire à certains qu’il avait « complètement tourné dinguo ». Les provisions rapidement entassées dans le réfrigérateur couvert d’autocollants annonçant la révolution prochaine ou proclamant la beauté du combat, il alla chercher les outils dans la remise pour entamer le débroussaillage du jardin, du moins d’une partie de celui-ci, un périmètre qu’il appelait « zone minimale de confort civilisé », le reste étant abandonné définitivement à la jungle. Le soleil était encore haut dans le ciel et la chaleur ajoutée à la fatigue du voyage lui donnaient soif. Mais il fallait d’abord travailler. « Tout verre doit être mérité ». C’est son alcoologue qui avait établi cette règle. Une ordure de belle race celui-là, 75 euros la séance pour débiter ce genre de conneries. Le souvenir de la sale gueule mielleusement judaïque du thérapeute l’agaça tellement qu’il décida de ne pas respecter le commandement. Ce n’était pas la première fois. Posant les outils sur le sol, il alla chercher un verre et une bouteille de Chablis dans la cuisine et s’assit sur le seuil de la porte. En avalant les premières gorgées de vin, il contemplait le chaos végétal, les arbres zombiesques avec leurs branches sombres et tourmentées, les fougères épaisses piquées de ronces agressives, les quelques fleurs sauvages défiant mousse et herbes hautes… Cet inextricable enchevêtrement, ce galimatias botanique lui plaisaient. Il n’avait plus du tout envie d’y mettre bon ordre. Il se servit donc un nouveau verre et trinqua avec les oiseaux qui sautillaient sur le muret de pierres à demi effondré qui marquait les limites de son domaine. La « maison du parisien fada » comme on l’appelait dans le coin. Le drapeau pirate mité qui flottait sur le toit de la masure n’était sans doute pas pour rien dans cette dénomination. Les fréquents feux d’artifices qu’il organisait seul dans son jardin non plus. La bouteille était finie, le soleil commençait à descendre, ses derniers rayons léchaient le mur de la maison, faisant fuir un lézard étrangement obèse. Au loin, un bruit de tracteur se mêlait à des jappements de chien. François se sentait bien, détendu, presque heureux.