Drieu, le corps et l'esprit...
Les éditions Pardès poursuivent leur remarquable travail de réédition des œuvres, aujourd'hui tombées dans le domaine public, des écrivains « maudits » des années 40, avec la parution de « Notes pour comprendre le siècle », un court et dense essai de Pierre Drieu la Rochelle. L'occasion de se replonger dans une pensée fine, ardente et complexe, trop souvent masquée par les engagements politiques de l'auteur.
Mêlant considérations d'histoire littéraire et considérations d'histoire générale dans l'apparent désordre d'un « carnet de notes », Drieu nous propose ici une brillante chronologie de l'évolution de la pensée européenne autour d'un axe principal et fondamental : la relation entre le corps et l'esprit, leur nécessaire complémentarité, les conséquences dramatiques de leur séparation ou de leur opposition...
Drieu débute son propos en célébrant un moyen-âge héroïque et spirituel, temps d'une « grande santé » à la fois physique et morale, où chevaliers, bâtisseurs de cathédrales, artisans et paysans, vivaient dans la pleine conscience de la vitalité d'un corps au service tant de leur existence quotidienne que de la transcendance religieuse.
« Ces châteaux et ces cathédrales n'ont pu être bâtis par des chétifs ni par des tristes. Il y a à la fois une raison et une audace de la raison dans le plan des cathédrales qui ne peuvent être comprises seulement comme l'effet d'une ardente foi extra-terrestre, mais comme confiance dans la vie, joie de vivre, affirmation exubérante de l'immédiat. » écrit-il. Après, vient le temps du délitement, de la décadence, de la lente séparation du corps et de l'esprit, de l'excès d'intellectualisme... L'homme se coupe du spirituel et du mystique, il se rétracte, se rétrécit, la raison devient rationalisme... Drieu se penche alors, avec une grande et subtile érudition qui ne tombe jamais dans la pédanterie ou le jargonnage, sur les tentatives de résistance à ce « désenchantement du monde » que furent notamment le romantisme et le symbolisme, mais, tout en saluant les mérites de leurs plus brillants représentants, il en souligne les insuffisances et, au final, constate leur échec.
La réponse à cette « décadence » qui l'obsède, cette lente dégradation de « l'homme européen », il croit alors l'entrevoir dans la figure du « fasciste » et le développement de l'autoritarisme italien et, peut-être plus encore, des totalitarismes allemand et russe. Il pense discerner dans l'énergie et le vitalisme de ces mouvements la possible naissance d'un « homme nouveau » qui serait en réalité la résurgence de « l'homme éternel », de « l'homme complet », de l'homme du moyen-âge tant vanté. Cette espérance sera son drame, son aveuglement diront certains, sa faute, ou même son crime affirmeront sans doute ceux qui jugent le passé avec toute l'arrogance manichéenne du présent.
Mais si ses illusions seront tragiquement broyées par les horreurs de la guerre, reste un constat d'une implacable lucidité, un recherche ardente et passionnée d'une issue, d'un sursaut, qui reste toujours d'une brûlante actualité.
Xavier Eman in revue « Livr'arbitres » numéro 32 ( www.livrarbitres.com )
Pierre Drieu La Rochelle, « Notes pour comprendre le siècle », Editions Pardès, 2020, 135 p., 16 euros.