Pépé vieux
Chaque cérémonie liée à la guerre de 14/18 me fait penser à mon « pépé vieux » qui n'était pas mon arrière-grand-père mais le « deuxième homme » de mon arrière-grand-mère... Le premier, ivrogne et violent, n'ayant pas eu le bon goût de mourir, c'était une situation alors très scandaleuse au fin fond du Cantal... Mais ça, je ne ne l'apprendrais que plus tard, à l'âge qu'on dit de raison. Et à vrai dire, je m'en moque assez largement, pour ne pas dire complètement.
Béret, bretelles, casque colonial vissé sur la tête quand il utilisait sa mobylette, « Pépé vieux » était une sorte d'archétype de français, de caricature dirait sans doute un éditorialiste de Libé.
Il aimait pêcher, jouer à la belote et s'engueuler avec ses copains. Bedonnant et fumant cigarette sur cigarette, il n'aurait pas plu davantage aux adeptes de « l'homme nouveau », du « surhomme nietzschéen » et autres fanatiques des statues d'Arno Breker. Il avait fait la guerre, plusieurs fois décoré, notamment pour « s'être porté volontaire pour des missions particulièrement périlleuses ». Ce terme de « volontaire » le faisait beaucoup rire... « Aussi volontaire que quand ta mère te demande de mettre la table ou d'aller faire tes devoirs... » s'amusait-il.
Horloger de formation, ayant « perdu la main » durant ses années sous les drapeaux, il avait été embauché comme ouvrier dans une grosse manufacture de montres de la région. Après quelques mois, son patron, compagnon de tranchées, l'avait pris à part pour lui dire qu'il « se gâchait » et devrait se mettre à son compte. Il n'avait pas d'argent, le patron lui prêta le nécessaire pour acheter une boutique au centre d'Aurillac avec pour seule garantie de remboursement une solide poignée de mains.
«Pépé vieux » travaillait donc sur l'établi au fond de la petite « bijouterie/horlogerie » qui jouxtait le square où nous allions donner du pain aux cygnes. Quand nous venions le voir avec mon père, il fermait l'échoppe, quelle que soit l'heure, et nous partions nous promener. Il me semblait déjà avoir cent ans, il n'en avait guère moins. Je ne parviens pas exactement à discerner ce dont je me souviens véritablement de ce qui m'a été raconté par la suite, mais je garde de ces moments un sentiment de bien-être cotonneux, d'amusement émerveillé, de doux bonheur, un peu comme durant ce temps fugace et incertain qui suit un songe agréable... L'ai-je vraiment vu cracher sous les pieds d'un autre vieillard, boiteux, parce qu'il était l'un des « tondeurs et des assassins » qui avaient terrorisé la ville à l'heure de la « libération » ? Ai-je vraiment vu ses yeux briller de larmes à l'annonce de l'obtention de l'agrégation de lettres par le paternel ? L'ai-je vraiment entendu railler mon grand-père et sa « guerre de 40 » qu'il qualifiait de « grande course à pieds » ? Je ne sais... Peut-être pas... Sans doute pas...
Souvenirs épars et recomposés, il me reste en tout cas l'image du visage de cet homme et de ses mains, immenses et craquelées, dont je peine encore aujourd'hui à comprendre comment elles pouvaient réaliser des travaux aussi minutieux... Il me revient aussi son rire, ou celui que j'aurai voulu qu'il eût, peu importe après tout... Le rire d'une France disparue que j'entends résonner en contemplant ses médailles et pleurant ce que nous sommes devenus.