Souvenirs d'enfance
Je ne sais pas si j'ai beaucoup de souvenirs d'enfance... Pas mal de reconstructions, de récits extérieurs intégrés comme des images vécues, d'effacements, d'inventions, de distorsions... C'est le charme béni de la mémoire, elle sélectionne, elle trie, elle enjolive, elle refoule, bref elle « discrimine », ce mot maudit et pourtant si vital. Ce mot qui permet de se construire un petit panthéon d'enfance, qui n'a peut-être pas grand chose à voir avec la réalité mais qui constitue une fragile réserve de nostalgie et de bonheur dans laquelle on peut puiser – avec précaution – face aux difficultés et aux blessures du quotidien. C'est d'ailleurs pourquoi je n'ai jamais compris ces masochistes acharnés à faire ressurgir du passé – à grands coups « d'analyses » et de « psys » aussi névrosés que hors de prix - les ombres menaçantes, les salissures et les humiliations que la mémoire avait sagement enfoui dans les tréfonds de notre cerveau. Il n'y a pas de possibilité de bonheur, d'existence vigoureuse et libre sans capacité d'oubli. C'est ce que nous dit Nietzsche dans son aphorisme systématiquement cité et utilisé à contre-sens : « L'homme de l'avenir est celui qui aura la plus longue mémoire ». Mais « l'homme de l'avenir », c'est ici le « dernier homme », « l'homme du ressentiment » à qui appartient l'avenir immédiat (la modernité), l'homme tellement entravé par le poids d'une mémoire hypertrophiée qu'il ne peut plus accueillir la véritable nouveauté ni saisir le présent. Savoir d'où l'on vient, être riche d'un héritage, ce n'est pas tout conserver, se souvenir de tout, mais intégrer l'essentiel, choisir le meilleur. Ainsi l'enfance - sauf drame ou tragédie particulièrement grave et sordide – doit rester une image d'Epinal, un concentré d'idéal, un pieu et joyeux demi-mensonge...
Souvenons-nous donc des rires et des jeux, des balades en forêts, des matchs de basket ou de football, des gâteaux de la grand-mère qui en faisait ou n'en faisait pas, des médailles du grand-père qui en a eu ou pas, des petites filles toujours blondes et jolies, des feux de camps scouts qu'on a embrasé ou simplement contemplé dans les pages d'un « Prince Eric », des baisers volés ou rêvés, du rire des copains, des bagarres de cours de récré, des grandes guerres menées contre les fourmis, des barques branlantes sur des ruisseaux presque asséchés, des promesses et des serments sous la voûte étoilée...
Oublions les sanglots sous les draps, les cris des parents, les punitions, les coups injustement reçus, les mauvaises notes, la cruauté du groupe dont on était exclu, le dédain d'Aurélie en classe de CM1, la gêne se son corps, les petites trahisons alors immenses à l'aune de nos vies, la découverte de la laideur, les premières désillusions et les premières souffrances...
Nous avons tous eu de belles enfances puisqu'elles ont fait de nous ce que nous sommes, des hommes fiers et heureux malgré tout, amoureux de leur terre et de leur communauté, voulant vivre et combattre pour des valeurs collectives qui les dépassent.