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A moy que chault!

Une fin du monde sans importance

21 Septembre 2018, 13:19pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

Boomerang

Ses ultimes affaires personnelles entassées dans un petit carton, Bernard contemplait son bureau désormais entièrement vide. La moquette était un peu râpée par endroits mais les dimensions de la pièce et la grande baie vitrée dominant l’esplanade de la Défense indiquaient clairement l’importance hiérarchique de celui qui l’occupait. Bernard s’était emparé de ce lieu prestigieux de très haute lutte, il y a plus de quinze ans, en évinçant habilement son concurrent direct pour le poste de « Directeur du pôle communication», un petit prétentieux à particule qui avait eu l’inconsciente stupidité de fréquenter des groupes extrémistes nationalistes durant quelques mois au cours de ses études juridiques. Une erreur de jeunesse qui avait été opportunément rappelée à la direction par un courriel aussi anonyme que bien documenté. Depuis lors, Bernard trônait dans ce que nombre de ses collègues n’hésitaient pas à appeler « l’un des plus beaux bureaux de toute la structure ». Mais maintenant tout était fini. Il devait quitter les lieux dans l’heure pour ne plus jamais y revenir. Licencié, limogé, viré comme un malpropre… A cinq ans de la retraite !

Bernard était encore sous le choc, écrasé sous les décombres d’une existence qui s’était effondrée en un instant, brisée par quelques mots… « Dites-moi Caroline, vous êtes drôlement sexy aujourd’hui ! », voilà quelle avait été la phrase du basculement, le déclencheur du drame, la sentence de mort sociale. Ensuite, tout était allé très vite… Dénoncé comme porc, convoqué devant le conseil d’administration, mis à pied puis renvoyé. Un mauvais cauchemar en vitesse accélérée.

Comment avait-il pu faire un tel impair, commettre une telle faute, lui qui avait toujours été si habile, si prudent, sentant remarquablement bien l’air du temps et s’y adaptant toujours avec merveille ? Un verre de trop à la cantine, une bouffée de « beauferie » trop longtemps refoulée, un mauvais dosage d’antidépresseurs ? Il ne trouvait aucune explication à cet incroyable « dérapage » si indigne d’un humaniste de gauche comme lui… Lui qui avait mis en place un cycle de formation à la prévention des comportements discriminants, lui qui avait embauché un jeune de Sarcelles au service courrier (dont ils avaient dû se séparer au bout de quelques mois suite à divers larcins, mais ce n'était pas la question...), lui qui avait invité un groupe de raï à la dernière soirée de Noël du CE et qui portait invariablement un pin's «Solidarité Sida » au revers de la veste... A l'évocation de ces souvenirs, l'abattement céda la place à l'agacement puis à la colère... Il avait tout fait, tout donné, appliqué toutes les directives, même les plus improbables, rampé, remercié, applaudi... Il avait même sponsorisé un char de la Gay Pride et assisté à un colloque des Indigènes de la République... Il avait également organisé des « after-work citoyens » où 20% du prix des coupes de champagne était reversé à une association humanitaire… Et malgré tout cela, tous ces efforts de servilité bien-pensante, on ne lui avait fait aucun cadeau, laissé aucune chance, jugé et condamné en quelques minutes, à peine écouté... Traité comme un vulgaire type d’extrême-droite… Et tout ça pour une demie pute qui ne portait que des jupes ras du cul ou des leggings lui moulant la chatte et qui avait gravi les échelons de l'entreprise en épongeant le chibre du moindre chef de bureau, du plus petit détenteur du plus infime pouvoir... Une salope qui se vantait d'avoir avorté trois fois et qui... Il suspendit soudain sa diatribe intérieure, horrifié par ses propres pensées. Il saisit alors avec désespoir et terreur que ce licenciement ne signifiait pas seulement qu'il quittait le monde du travail mais également qu'il était expulsé du camp du Bien. Ses mains se mirent instantanément à trembler et il ne put retenir ses larmes. C'est à ce moment que le vigile camerounais frappa à la porte pour lui signifier de se dépêcher de finir son rangement. « Enculé de nègre ! » hurla alors Bernard, les yeux injectés de sang, avant de porter sa main à la poitrine et de s'effondrer sur le bureau.

Xavier Eman (in revue Eléments numéro 173)