La dérision systématique ou le triomphe de « l’esprit Canal »
L’entreprise Canal+ n’est pas économiquement au mieux de sa forme mais son « esprit » se porte fort bien, merci pour lui. Celui-ci a même si remarquablement essaimé dans l’ensemble de la société française qu’il est parvenu à imposer le règne de l’ironie obligatoire et de la blague automatique. La dictature du ricanement a ainsi peu à peu remplacé celle du sourire, chère aux publicitaires des années 80. Aujourd’hui, hors l’humour, point de salut ! Désormais il convient donc, pour briller en société – ou sur ce qui tend à la remplacer : les réseaux sociaux – d’être le premier, le plus adroit et le plus acerbe dans le commentaire drolatique, dans le persiflage comique, dans le bon mot… Et pour ce faire, tout est bon à prendre, aucun sujet n’est à écarter, pas de tabous ni de limites ! Le viol d’enfants, le meurtre, les violences conjugales, la maladie, le handicap… rien ne nous arrête, toutes les occasions sont bonnes pour déposer sa petite crotte humoristique. Parce que, voyez-vous, nous, nous avons de la distance, on ne nous l’a fait pas, on a de l’esprit et du second (troisième, quatrième…) degré, on n’est pas comme les bas du front qui prennent tout au sérieux ou au tragique ! On se prend pour de grands cyniques quand on est au final que des clowns incapables de faire autre chose que de ricasser névrotiquement en se croyant malins.
Déplorer cette situation, cette existence transformée en un interminable sketch du Djamel Comedy Club, ce n’est évidemment pas pour autant faire l’éloge des pisse-froids et de l’esprit de sérieux. Bien sûr, l’humour est l’un des précieux sels de l’existence et le rire l’un des attributs ontologiques de la nature humaine. Mais la bouffonnerie n’est pas la joie et la moquerie pavlovienne, exigée, imposée, automatique n’est qu’un des masques du festivisme morbide de la modernité. En voulant expulser la gravité, le sérieux, la dignité, la solennité de notre environnement mental, on franchit une nouvelle étape dans la virtualisation et la déréalisation du monde. On vide les choses, les événements, les faits-divers de leur contenu concret, de leur potentiel dramatique, pour les réduire à des sujets de galéjades. Tout devient relatif, plus rien n’a de véritable importance. Derrière la raillerie s’efface l’empathie et la légitime colère ou révolte qu’elle pourrait induire.
« Mieux vaut en rire qu’en pleurer » diront certains, réduisant la question à un choix étroitement binaire. Et pouquoi, d’ailleurs, serait-il toujours préférable de rire? Il y a des choses qui méritent que l’on pleure, des faits qui appellent des larmes, des cris, des hurlements…
Non, il ne faut pas rire de tout.