Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
A moy que chault!

Une fin du monde sans importance

25 Juillet 2018, 18:10pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

La voie virile

Depuis qu'il avait raccroché le combiné téléphonique – il avait toujours tenu à conserver un appareil fixe à fil, que sa compagne, Noémie, trouvait « délicieusement vintage » -,  Jean-Philippe sentait que l'enthousiasme ressenti au cours de la conversation cédait peu à peu la place à l'inquiétude,  à une forme de désagréable fébrilité, pour ne pas dire à un début d'angoisse. Pourtant, l'appel de Fabrice, ce vieux camarade perdu de vue depuis trop longtemps, l'avait ravi au plus haut point et, en échangeant souvenirs et anecdotes avec lui, il avait eu le sentiment de rajeunir de près de  20 ans. Mais maintenant, c'était l'anxiété et la gêne qui s'étaient installées. Comment allait-il annoncer à Noémie qu'il avait accepté, en pleine semaine et alors qu'il avait déjà bu une bière lundi avec des collègues à la sortie du bureau, qu'il avait accepté un rendez-vous au Harry's Bar le lendemain ? Ses mains, qu'il ne cessait de frotter nerveusement entre elles, en étaient devenues moites et poisseuses... Bien sûr, lorsque Fabrice avait fait cette audacieuse proposition, Jean-Philippe avait été tenté d'user de sa réponse habituelle – mi ironique mi résignée - en ce genre de circonstances, « Il faut que je demande  à la patronne ! », mais face à celui avec qui il avait rêvé de révolution, passé des nuits entières de collages et de bagarres, avec qui il avait tant de fois refait le monde lors de leurs pérégrinations éthylico-estudiantines, hurlant des poèmes dans la rue et jurant d'abattre ce monde vétuste et sans joie,  il ne s'en était pas senti capable. Il n'avait pas voulu lui révéler si vite, si tôt, ce qu'il était devenu.

L'heure du retour de Noémie approchait. Jean-Philippe marchait en long et en large dans le salon encombré de meubles de designer et de babioles exotiques rapportées de voyages dont ils étaient les seuls souvenirs, l'ennui aseptisé des clubs all-inclusive ayant effacé le reste. Noémie tenait à vivre « dans un environnement qui lui ressemble ». Jean-Philippe se retrouvait donc à habiter dans un appartement étriqué, prétentieux, artificiel et coûteux. Ses souvenirs à lui, les vestiges se son passé, les drapeaux, les banderoles, les fanzines, les recueils de poésie, les manifestes, étaient remisés à la cave dans des cartons rongés par l'humidité. « Il faut grandir un jour ! » lui avait déclaré Noémie. Il avait évidemment acquiescé. Noémie, elle, n'avait pas grandi jusqu'à vouloir être mère – cet esclavage – mais avait investi toute sa maturité dans une connaissance approfondie des dernières tendances de la décoration et du design d'intérieur.

La porte d’entrée claqua soudain, sans que Jean-Philippe ait eu le temps d'établir une quelconque stratégie. A peine entrée, Noémie s'effondra sur le canapé, les bras chargés de paquets et de sacs estampillés des plus belles enseignes « classes moyennes supérieures » de la capitale. Epuisée. Forcément épuisée.

Les choses ne s'annonçaient pas au mieux... Le plus raisonnable était d'attaquer directement, frontalement, sans attendre, d'une voix qu'il voulait ferme et volontaire :

- « Chérie, demain, je sors avec un vieux copain... »

- « Quoi? Encore ! Et sans moi je suppose ! » rétorqua Noémie qui semblait avoir soudain retrouvé toute son énergie.

- « Non, non, tu peux venir bien sûr... Mais j'avais pensé que ça ne t'intéresserait pas... »

-  « Ce n'est pas à toi de préjuger de ce qui m'intéresse ! »

-  « Bien sûr... Donc, tu veux venir ? »

  • « Ha non merci ! Tu m’excuseras, j’ai quand même d’autres choses plus importantes à faire… »
  • « Et quoi donc, décongeler des plats de chez Picard ou te repeindre les ongles des pieds  devant la télé? »

Cette dernier phrase, Jean-Philippe ne la prononça évidemment pas à haute voix mais elle résonna méchamment dans son for intérieur, provoquant le mélange d'aigreur et d'acidité d’un crachat ravalé qui lui fît presque très légèrement bouger la lèvre inférieure. C’était le maximum dont il était capable.

Quoi qu'il en soit, Jean-Philippe pensa qu'il avait miraculeusement remporté la victoire, presque sans combattre, quand Noémie s'exclama:

- « Ha mais non, demain ce n'est pas possible, Maman vient dîner à la maison. Il faut décommander ton copain... »

-  « Mais il n'est à Paris que demain... » tenta timidement Jean-François...

- « Et bien vous vous verrez à son prochain passage... Bon, moi je vais prendre une douche ! » conclut fermement Noémie en quittant la pièce.

En cet instant, Jean-Philippe eut un profond sentiment d'empathie, peut-être même d'affection, pour tous les Jonathann Daval du monde. Mais il chassa bien vite ces abominables pensées et dérocha le téléphone pour annuler son rendez-vous.

Xavier Eman (in revue Eléments numéro 172)