Jurassic Park
Je me remémore les amis de mon père, aujourd'hui presque tous décédés, et ne peux m'empêcher de penser qu'une certaine race d'hommes a disparu.
Ils avaient tous des grandes paluches, des épaules solides, des rires francs et des gueules si typiquement françaises. Ils ressemblaient aux seconds ou troisièmes rôles des films de de Duvivier ou d'Audiard. Ils s'appelaient Tony, Loulou, Pierret, Jean, Henri... Ils vendaient des vélos, des chevaux, étaient fonctionnaire à la poste, plombier, assureur ou bistrot. Ils avaient tous fait au moins une guerre, grande ou petite, pas toujours dans le même camp. Ils débattaient, s'énervaient, s'engueulaient, commentaient le rugby ou le Tour de France avec la même verve et la même emphase que les dernières élections, buvaient des coups et jouaient à la belote. Ils étaient de leur pays, par la race, par le savoir, par l'accent, par l'amour... Ils connaissaient la liste des rois de France et des départements, des poèmes et des chansons par cœur. Ils n'étaient ni très riches, ni très glorieux, mais travailleurs et dévoués à leur métier, à leur famille. Et tellement drôles et regorgeant d'anecdotes que, lorsque j'étais enfant, je ne connaissais pas de spectacle plus passionnant et divertissant que de braver les horaires maternels de coucher pour les écouter encore et encore... Même en sachant qu'ils mentaient parfois partiellement ou enjolivaient un peu... Et même si à certaines occasions, je m'ennuyais ou ne comprenais pas tout, apercevoir le bonheur que suscitait dans leur yeux le fait qu'un gamin s'intéresse à leurs vieilles histoires me suffisait. Je les respectais et les admirais. Ainsi, grâce à eux, ai-je vécu, presque charnellement, la campagne de France, l'exode, l'occupation, la résistance, le marché noir, l'épuration, la guerre d'Indochine et celle d'Algérie, mais aussi le marché aux boeufs de Brive-la-Gaillarde, les bagarres après le derby Aurillac-Clermont, l'arrivée de la télévision, les coucheries de la mère Josette, la fuite pour escroquerie du notaire du Mauriac, le dernier tour de chants de Fernandel, l'ouverture du premier Uniprix, la révolte de Poujade...
Ce sont eux mes français, ce sont eux ma France. Ils n'ont rien à voir avec les gens que je croise tous les jours dans le métro. Je n'ai, moi aussi, plus grande chose à voir avec eux, si ce n'est des souvenirs.