Une fin du monde sans importance
Lutte finale
Assis en haut de l’amphithéâtre, près de la sortie de secours, tapotant sur son Mac portable, Alban débutait cette première année de fac avec beaucoup d’enthousiasme. D’abord parce qu’il avait de la chance d’être là. En effet, avec son 10,01 de moyenne au bac, il était loin d’être certain de parvenir à obtenir une place à l’université, celle-ci étant déjà surchargée, d’autant plus dans la discipline prestigieuse qu’il avait choisie : la sociologie. Mais, avec bonheur, il avait bénéficié d’un tirage au sort favorable et avait ainsi fait la nique à plusieurs de ses anciens condisciples de lycée ayant obtenu des mentions avec lesquelles ils pouvaient désormais se torcher. L’enseignement démocratique était vraiment une chose merveilleuse.
Il était également très motivé par un programme de cours particulièrement alléchant et correspondant parfaitement à ses engagements militants au sein de la communauté LGBTQIAP1 . Il se montrait ainsi particulièrement impatient d’entamer le séminaire « Déconstruction des stéréotypes de genre » ainsi que celui sur « « L’influence du sexe anal sur le progrès social ». Sa volonté – née au début de son année de terminale L, à la suite du visionnage du film « la Vie d’Adèle » - de rejoindre les minorités sexuelles opprimées et de partager leurs combats émancipateurs était une démarche purement altruiste car, à son grand regret, il n’appartenait à aucune d’entre-elles. Il avait bien sûr tenté quelques expériences homosexuelles, se faisant notamment sucer dans le backroom d’un bar gay du Marais, mais l’acharnement buccal de son partenaire moustachu n’ayant pas même réussi à lui procurer une demie molle, il avait été contraint de se rendre à l’évidence : il était hétéro. Ou plus exactement « cisgenre », c’est-à-dire que son genre de naissance correspondait à son genre psychologique, « ressenti ». Ce n’était pas de chance mais c’était ainsi. Etant déjà blanc de peau, on ne pouvait pas dire que la nature l’avait gâté ni aidé à bien s’intégrer aux luttes progressistes de son temps. Fort heureusement, il était petit, malingre et assez laid, ce qui lui évitait l’humiliation définitive d’incarner la figure odieusement oppressive et rétrograde du mâle blanc patriarcalo-dominant. Parfois cependant, quand il avait trop honte – lorsque, par exemple, au sein d’un groupe de parole, il se retrouvait face à un réfugié clandestin gabonais travesti et priape – il s’affirmait « asexuel », ce qui n’était pas totalement faux mais résultait davantage d’un manque d’opportunités que d’un quelconque déterminisme naturel ou d’un choix psycho-social.
En réalité, il était a-anormal, tragiquement et parfaitement ordinaire, ce qui le rendait parfois profondément malheureux. Mais en ces instants, il était bien loin de ces sombres pensées. Il commençait sa nouvelle vie d’étudiant et ressentait une énergie et une volonté d’agir d’une rare intensité. Il voulait tout faire, adhérer à toutes les associations (des « Bilboquets », le club de rugby gay à « Litté-Ratures », le groupe de réécriture non-genrée des romans classiques…), participer à toutes les actions, soutenir tous les projets… Dans son enthousiasme, il avait même essayé de s’inscrire à une réunion inclusive de réflexion sur « le harcèlement moral visant les personnes en situation d’obésité » sans se rendre compte que celle-ci était « non-mixte ». Petite erreur de débutant qui avait fait sourire l’organisatrice, Samantha, présidente du collectif « Fat&Proud Lesbian Bitch ». Il s’était alors rabattu sur le sit-in en faveur du déboulonnage des pissotières des toilettes des « hommes », symboles discriminatoires et phallocratique d’un autre âge. D’autres activités avaient également retenu son attention, comme le cycle de cinéma « Migrations et Emotions », la « Journée d’initiation à l’excision non-traumatisante » ou le colloque « Epilation : une oppression dermique ».
Bref, l’année universitaire s’annonçait particulièrement chargée. Il ne restait plus qu’à espérer que son père qui, à 54 ans, venait de perdre son travail de dessinateur industriel suite à la délocalisation de son entreprise en Asie, puisse continuer à financer ses études et à payer son studio. La Révolution sociétale était à ce prix.
Xavier Eman (in revue Eléments numéro 169)
1 Lesbiennes, Gays, Bi, Trans, Queer, Intersexués, Asexuels, Pansexuels