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A moy que chault!

Destins

22 Octobre 2017, 16:53pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

« Quelques années avant la guerre, deux étrangers très obscurs arrivèrent en Suisse. Ils se ressemblaient, sans se connaître. Pareillement épuisés, hâves, inquiets,traînant sur la terre d'asile leurs souliers couleur de grand'route, c'étaient des proscrits ignorés, de pauvres hères, presque des vagabonds. L'un venait de l'est et gagnait Zurich ; l'autre entrait par le sud pour se rendre à Lausanne.

Durant de longs mois, au fond des bas quartiers, ils endurèrent la faim. Pour ne pas mendier, ils acceptaient les plus décourageantes besognes. Pourtant, le soir, regagnant tout rompus de fatigue leurs noirs logis, ils montraient des visages d'hommes heureux. C'est qu'ils allaient retrouver pour un moment l'oubli de leur misère et sa récompense : des livres, du silence, le droit d'être seuls et de penser.

Chaque nuit, deux lampes éclairaient des fenêtres sans rideaux de deux mansardes. Deux hommes veillaient. L'un à Zurich, l'autre à Lausanne. Accoudés à des tables grossières, ils posaient dans leurs mains des front pareillement hauts et dévastés. Comme ils se ressemblaient ! Mêmes crânes, mêmes regards. Ces yeux, également durs et mobiles, remplis d'un feu sombre et d'éclairs errants, que cherchaient-ils dans les recoins obscurs des garnis ? Quels chimères, quels fantasmes ? A quoi pensaient ces hommes venus de si loin ? Quels espoirs les enfiévraient ainsi, avant que les jetât tout vêtus sur leurs grabats ?

L'un de ces hommes, celui de Zurich, s'appelait Wladimir Illitch Lenine ; il quitta sa chambre meublée pour aller tuer le tzar et mourir sur son trône ? L'autre, celui de Lausanne, s'appelle Benito Mussolini. Il discte ses volontés à Rome. L'Italie ose à peine lever les yeux vers la fenêtre du palais, où, parfois, il vient appuyer son front pensif.

N'est-il pas doublement miraculeux, ce hasard qui fit vivre côte à côte, au temps de leur errante pauvreté, l'homme des drapeaux rouges et l'homme des chemises noires, le prophète et le condottiere, le pape des Soviets et le due du Fascio – les meneurs des plèbes nouvelles, les dictateurs enfin, « les hommes qui voulurent être rois »- ceux-là seuls qui, dans la vieille Europe libérale et parlementaire, osèrent à l'heure où croulaient les monarchies, se déclarer partisans d'un pouvoir sans tolérance et sans contrôle ? »

 

Henri Béraud, « Dictateurs d'aujourd'hui », 1933.