L'esprit des lieux
Rome, l’éternité malmenée…
« Rome païenne s’enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans les catacombes d’où elle est sortie. » René de Châteaubriand
Arriver dans la capitale italienne par la gare centrale de Termini, c’est se confronter à la réalité et se heurter à ses misères avant de plonger dans les rêveries et les béatitudes que suscite immanquablement l’incomparable patrimoine architectural et culturel de la quatrième destination touristique mondiale. Ici, point de belles lettres, de poésie, d’évocation subtile et audacieuse d’une antiquité idéale... Bienvenue dans le joyeux, bienheureux, solidaire et apaisé 21ème siècle !
Les quartiers des gares des grandes métropoles sont rarement très reluisants, îlots sordides où s’échouent tous les paumés, les blessés et les perdants de la cité dans l’inconsciente espérance d’un improbable départ… Celui de Termini, l’Esquilino, lui, franchit incontestablement un seuil dans la décrépitude et la déréliction pour ressembler à l’un des cercles de l’enfer de Dante.
Naufragés de Lampedusa, des dizaines de migrants clandestins dorment, alignés à même le sol, tout autour de la gare. D’autres errent, visiblement sous l’emprise de l’alcool ou de substances hallucinogènes à bas coûts, telle la colle respirée dans des sacs en plastique, à la recherche de l’aumône ou du larcin qui leur permettra de survivre un jour de plus. Depuis quelques mois, l’insécurité a explosé dans la zone, entraînant notamment le départ ou le déménagement de nombreuses familles chinoises, « traditionnels » occupants des lieux depuis les années 80. Les agressions de touristes se multiplient, du simple arrachage de collier au viol collectif, et les ambassades donnent à leurs compatriotes des consignes d’évitement…
Malgré ces mises en garde, une jeune australienne rentrera chez elle avec comme souvenir une commotion cérébrale et plusieurs points de suture à l’anus. Les « week-ends à Rome » sont moins romantiques que par le passé. Ces choses-là ne sont certes pas très ragoûtantes à narrer, et j’aurais préféré, comme tant d’auteurs, d’esthètes et de beaux esprits, évoquer plutôt les beautés et les émotions des clochers et des édifices, mais ces faits-divers, aussi sordides qu'itératifs, méritent néanmoins d’être évoqués. Corps sali, vie brisée, les « vacances de rêve », vendues à grands coups de films hollywoodiens et de clichés littéraires, noyées dans le sang et dans la merde…
De Santa Maria Maggiore à Cole Oppio, les migrants défèquent entre les voitures en stationnement, se lavent les pieds dans les fontaines antiques et étendent leur linge sur les vestiges des temples. La puanteur de certains passages, aggravée par la chaleur étouffante, est parfois à la limite du supportable. La saleté, omniprésente, a visiblement remporté son combat face à des services de nettoyage municipaux sous-équipés, désorganisés et régulièrement secoués par des scandales de corruption. Les poubelles débordent, les bouteilles vides jonchent le sol, les détritus dansent entre les jambes des passants, au gré des coups de vents… Dans cet entrelacs de rues, un sentiment de chaos s’impose. Chaos ethnique, social, olfactif, visuel…
C’est au cœur de cette Babylone pouilleuse que se dresse, au numéro 8 de la Via Napoleone III, un bâtiment de 11 étages surplombé d’un drapeau rouge frappé d’une tortue stylisée noire : le siège historique de Casapound Italia, le mouvement de la droite radicale et sociale placée sous les auspices d’Ezra, le grand poète américain, infatigable contempteur de l’usure et de ses séides. « Ambassade d’Italie dans l’Esquilino », accueillant et logeant des familles romaines nécessiteuses, recouvrant les murs du voisinage d’affiches évoquant Gabriele d’Annunzio ou Dominique Venner, la Casapound, en ces lieux, est indiscutablement une incongruité. Un espoir aussi, peut-être…
Abandonnant l’Esquilino pour les quartiers plus « bourgeois» situés autour de la Via del Corso, où les boutiques de luxe, identiques à celles de toutes les grandes villes du monde, s’égrènent le long des trottoirs, on constate que les migrants hagards et les clochards délabrés cèdent la place à un autre type de post-humanité. Trottinant sur des talons immenses, se pressent en tous sens des femmes plus ou moins jeunes, aux seins aussi refaits que leurs lèvres pneumatiques et opulentes, énormes bubons écarlates qui leur donnent immanquablement, quelle que soit leur beauté originelle, des airs de terrifiantes créatures trans-humaines, modifiées sous injonctions médiatico-télévisuelles à grands coups de scalpels par les docteurs folamour de la post-modernité. Les hommes qui les accompagnent, quant à eux, se bornent, pour le moment, à lutter avec acharnement contre toute forme de pilosité – jusqu’aux sourcils soigneusement épilés – qu’ils remplacent par une accumulation de tatouages « tribaux » japonais ou polynésiens.
L’élégance italienne ne semble plus qu’un lointain souvenir, le coruscant négligé des uniformes mondialisés occupe désormais l’espace aussi sûrement que dans n’importe quel autre centre urbain occidental. Restent les pierres, bien sûr, et quelques-unes des plus remarquables réalisations du génie européen. Mais même les palais et les amphithéâtres ont perdu de leur superbe, faute d’entretien mais aussi de ferveur, lassés d’être arpentés par des touristes obèses et suants, pressés d’aller se faire photographier aux côtés d’un pakistanais clandestin déguisé en centurion de parc d’attractions.
Ballet incessant des autobus gigantesques jouant frénétiquement du klaxon pour parvenir aux aires de déversement d’une masse grouillante et piaillante, hérissée de perches à selfies, nouveaux glaives d’une populace toujours prête à égorger un hypothétique patricien ayant miraculeusement survécu à l’avènement des temps démocratiques.
Planté au pied du Colisée, un père de famille, d’un anglo-saxonisme agressif et vociférant, s’esbaudit et s’exclame qu’il est particulièrement impressionnant et émouvant de voir ce que parvenaient à construire les hommes « il y a plusieurs milliers d’années ». Sa progéniture ne semble guère impressionnée. L’un des gamins n’a même pas retiré le casque audio qui crachote des sons binaires et saturés sur un large périmètre autour de lui. Sa sœur, de son côté, continue à fourrager avec avidité et persévérance dans ses larges narines à la recherche d’un trésor plus exaltant. Tous sont trop gros, trop gras, affaissés, répandus, presque liquides… Ils ressemblent étrangement aux glaces à la crème multicolores qui débordent des cornets qu'ils agrippent avec fièvre et qui dégoulinent peu à peu sur leurs doigts boudinés...
En quelques années, un voile grisâtre est tombé sur la cité éternelle, ville encore séduisante mais déjà triste, à la fois fière et fatiguée, bancale et glorieuse, à l’image de ces femmes mûres rayonnant encore des derniers éclats de leur beauté passée mais dont on discerne déjà le basculement tragique dans l’irrémédiable flétrissure.
Victime de gestions municipales successivement catastrophiques, avec comme point culminant l’actuelle incurie de la « populiste » Virginia Raggi (Mouvement 5 Stelle), de politiques migratoires suicidairement laxistes et de l’aveuglement mortifère du Vatican, Rome est devenu un parfait exemple, à la fois éclatant et glaçant, de la situation générale de l’Europe. Un chef d’œuvre en péril. Peut-être même déjà à demi trépassé…
Xavier Eman ( in revue Eléments, numéro 167)