Vieilleries...
Le gigot du dimanche
(Août 2007)
Le four poussé au maximum faisait craquer la peau délicieusement brunie du généreux morceau de viande dont les goûteuses effluves avaient attiré dans les jupes de Rose - la solide gouvernante bretonne au visage couperosé qui sans cette spécificité physique aurait continué à s’appeler Mélanie - toute la marmaille de la maison qu’elle chassait à grands coups de torchon à carreaux blanc et bleu.
Les gourmands ainsi mis en déroute et refluant en ordre dispersé vers le jardin emplissaient de leurs cris aigus la lourde maison de pierres dont on avait à moitié clos les volets pour tenter de préserver la fraîcheur chancelante des pièces.
Assises autour d’un petit guéridon qui s’enorgueillissait d’avoir été façonné sous Louis XV bien qu’il eut le poinçon d’une manufacture fondée en 1830, les mères levaient les yeux au ciel avec indulgence puis reprenaient le fil de leurs débats esthétiques et de leurs petites médisances.
On pouffait beaucoup, surtout en évoquant la régularité des pannes de chaudière de Madame Olivier, l’épouse du capitaine de frégate, qui nécessitait plusieurs fois par semaine l’intervention énergique de Mario, le plombier portugais.
De leur côté, les pères, écrasés dans le cuir légèrement élimé de fauteuils gigantesques, causaient gravement des affaires du monde en se resservant des verres de Banyuls.
On espérait que la chute du Bloc de l’est allait entraîner le remboursement des emprunts russes et on fumait des cigarettes brunes en clignant légèrement des yeux.
Bientôt la clochette retentissait et dans une grande exclamation générale tout le monde se rangeait autour de l’immense table rectangulaire.
Le plat fumant était alors déposé sur la table sous les applaudissements admiratifs des convives qui finissaient de rendre écarlate la brave Rose qui tentait de se cacher derrière son tablier maculé d’innombrables et improbables tâches multicolores dignes d’une publicité pour la lessive.
Entre deux déglutitions, on évoquait alors les bulletins scolaires des enfants et Oncle Léon faisait quelques instants les gros yeux au petit Marcel avant de se lancer dans le récit de ses plus mémorables heures de colle et des ses plus folkloriques renvois.
Le vin coulait à flots et les marmots avaient le droit d’y plonger les lèvres.
L’assoupissement à horaire fixe du Père Abbé Guémano donnait alors le signal du déversement d’histoires grivoises et de tentatives d’élaboration rationnelle des futures unions familiales.
Le vieux prêtre était bientôt réveillé par les senteurs du Marc de Gewürtz dans lequel il aimait plonger sa gourmandise au travers d’une petite madeleine encore tiède.
Les enfants avaient depuis bien longtemps quitté la table et jouaient aux indiens à cheval sur le canapé. N’ayant pas fini leurs haricots verts ils avaient été privés de dessert mais étaient discrètement ravitaillés en pralines par grand père Dumont qui avait toujours été le libéral de la famille.
Après le café, on lançait quelques chants en l’honneur du Roi, puis, légèrement enivrés, on s’apprêtait à partir en promenade au bord de la marne.
Quelques garnements devaient se faire tirer les oreilles pour abandonner leurs jeux et épousseter convenablement leur beau costume du dimanche mais la petite troupe finissait par s’ébranler, bruyante et rigolarde, vers les rivages ombragés. A son côté, un petit chien efflanqué bondissait et jappait joyeusement.
Ô comme il l’avait méprisé ce petit bonheur bourgeois et étriqué, comme il avait rêvé « d’autre chose », comme il avait raillé et conspué la pesanteur monotone de ces réunions familiales, comme il avait maudit ces dimanches sans surprise ni nouveauté, comme il avait craché sur ces obligations sans remise de peine !
Ce soir pourtant, le regard plongé dans la barquette surgelée gisant dans son assiette déposée en face du regard bovin d’une Claire Chazal pérorant sur les aléas du CAC 40, bercé par le cliquetis enthousiaste du clavier informatique devant lequel Elise avait préféré dîner, son jugement était beaucoup moins tranché…