Une fin du monde sans importance
Crottin de Chavignol, crime contre l'humanité
Ils descendaient le boulevard Raspail d'un pas nonchalant mais décidé, chaloupant dans leurs jean's commerce équitable. Ils étaient une petite dizaine, blafards, étiques, à demi-bossus à force de porter sur leurs seules épaules tout le poids des tragédies du monde, la mine fermée et courroucée, excédés de devoir tolérer, tout autour d'eux, la présence exécrée de tous ces carnassiers, ces anthropophages, ces tortionnaires satisfaits et inconscients de leurs crimes quotidiens, ces monstres anonymes recréants à chaque repas Auschwitz dans leurs assiettes sanglantes. Bref, ils étaient « Vegans ».
Parmi eux, Nicolas commençait à trouver la journée un peu longue. Après un sitting contre l'euthanasie programmée d'un Pit-bull ayant égorgé un nourrisson et une manif contre le virilisme-fasciste célébré lors des corridas, il serait bien rentré chez lui dévorer un steack de soja avant de s'endormir en compagnie du dernier Pierre Rabhi. Mais il avait puisé dans le regard de Véronika, la responsable non-chef du groupe qui avait balayé si élégamment d'une main aux ongles rongés sa jolie mèche de cheveux gras pour l'inviter à participer à une « opération spéciale et radicale », la force nécessaire pour poursuivre malgré tout l'équipée.
Nicolas avait rejoint l'ALA (Armée de Libération Animale) depuis quelques semaines, écoeuré par les abominations mercantiles de l'industrie agro-alimentaire et le sadisme vénal des laboratoires pharmaceutiques. L'attitude de son père, vieux droitard rougeaud et quasi-obèse considérant toute personne qui ne consomme pas de la viande trois fois par jour comme un homosexuel refoulé, avait également facilité son basculement dans l'activisme animalier.
Depuis lors, il devait admettre un certain nombre de déceptions. Tout d'abord, l'interdiction de toute action visant l'abattage halal ou les égorgements sauvages de l'Aïd, sous prétexte que celles-ci pourraient être perçues comme stigmatisantes vis à vis de minorités en situation de précarité identitaire, l'avait quelque peu interloqué... Ensuite, le tabassage d'un SDF surpris en train de dévorer un sandwich à la rosette de Lyon lui avait semblé « excessif et inapproprié » bien qu'on lui ait expliqué que les « difficultés économiques ne pouvaient ni justifier ni excuser la cruauté spéciste »... Enfin, la tristesse permanente et la rigueur Robespierriste qui régnaient dans le groupe l'effrayaient un peu, lui qui voyait ses engagements « pour la vie et la diversité du vivant » comme une quête joyeuse et solaire de l'équilibre entre les hommes et le monde qui leur était confié.
Le groupe avançait donc vers son nouvel objectif. A l'arrière, Pierre et Marc-Emmanuel soutenaient Ambroisine qui se nourrissait exclusivement de légumes « séparés naturellement de leur source de vie et n'ayant pas connu le traumatisme de l'arrachage » et était sujette à de régulières crises d'hypoglycémie qui entraînaient généralement de courts étourdissements. Nicolas s'interrogeait sur le caractère judicieux de s'encombrer de cette compagne flageollante pour mener une opération qu'on lui avait présenté comme « commando » mais il garda ses réflexions pour lui afin de ne pas susciter une nouvelle défiance au sein du mouvement. Car il restait le « petit nouveau » encore encombré des préjugés et mauvaises habitudes de son ancienne existence de flexitariste ne rechignant pas à manger une bonne côte de bœuf bio de temps en temps. Donc profil bas et mine convaincue.
La petite bande s'immobilisa, la cible était en vue. Il s'agissait d'une petite fromagerie familiale, fermée en ce jour de repos dominical, dont il fallait souiller la devanture afin de dénoncer les souffrances liées à la traite des animaux. Un grand « Lait=Viol » devait être taggué en lettres de sang sur la façade. N'y tenant plus, Nicolas se permit de demander s'il ne serait pas plus opportun et légitime de s'en prendre à une laiterie industrielle où des vaches entassées et bourrées de médicaments sont traites jusqu'à épuisement plutôt qu'à un établissement indépendant travaillant avec des petits producteurs et des bergers traditionnels... Sa remarque fut accueillie par des ricanements agressifs... « Il n'y a pas de hiérarchie dans l'horreur ! » s'exclama Marc-Emmanuel. « Tu as l'air de bien connaître l'endroit... » suggéra fiélleusement Ambroisine, quelque peu revigorée par l'imminence de l'attaque... Plus pragmatique, Véronika déclara : « La première laiterie industrielle est à 15 kilomètres, en vélo électrique ça fait une trotte... Et puis les gardiens, les chiens, les systèmes d'alarme, c'est toi qui va t'en charger ? ». La parole de la non-chef était sensée clore le débat. Mais Nicolas n'en avait pas fini... Il contemplait la rue : un Starbucks Café, un Kebab, deux banques, un supermarché... et ils allaient vandaliser le seul commerce familial de proximité survivant dans le quartier... Même la perspective de baiser Véronika en levrette sur les tas de tracts dans la cave du local de l'ALA ne pouvait lui faire admettre une telle absurdité. Il saisit alors l'un des boulons qu'il transportait toujours dans ses poches « au cas où » et visa un gras pigeon qui picorait à quelques centimètres d'eux qu'il toucha adroitement à la tête. Ambroisine poussa un hurlement terrible avant de s'évanouir. Puis se fut la ruée. Les coups pleuvaient sur Nicolas, la haine et la colère semblant avoir remplacés les muscles anémiés de ses assaillants. Il supporta le déchaînement quelques instants sans réagir puis décocha une droite puissante qui fracassa la mâchoire de Pierre. L'activiste tomba à genoux, un épais filet de sang ruisselant de sa bouche. Nicolas se sentait étrangement apaisé, presque heureux.
Xavier Eman (in revue Eléments numéro 166)