L'entretien
« Quelle est mon ressenti depuis ma prise de poste ? Quels ont été mes principaux « acquis professionnels » durant l'année écoulée ? Comment conçois-je le relationnel avec mes collègues ? Est-ce que je maîtrise suffisamment toutes les « dimensions » de mon poste pour « devenir force de proposition » ? Quelle est ma conception de mon rôle d'interface entre les collections et les lecteurs ? Suis-je intéressé par une formation qui « interroge nos métiers » ? »
Mi accablé, mi médusé, je m'enfonce légèrement dans mon fauteuil... Il faut que je réponde, c'est évident, que je dise quelque chose d'intelligent, du moins de sensé, de concerné en tout cas... C'est mon gagne-pain quand même... Le truc qui me paye mon HLM et mes cigarettes... Une chance par les temps qui courent... Il faut que je réagisse, que j'argumente, que je mette en avant la « pluralité et la pluri-disciplinarité » de mes tâches, que je vante ma capacité d'écoute vis-à-vis de mes N-1 et mon volontarisme enthousiaste quand aux idées et préconisations de mon N+1... Il faut en tout cas que j'arrête d'avoir l'air d'un débile aux trois-quarts autiste... Déjà l'entrevue a bien commencé :
- « Ha, je suis bien contente de cet entretien, car on ne peut pas dire que vous soyez très causant au quotidien... ».
Il ets vrai. Ceci dit, je n'ai pas grand chose à dire.
Je gribouille sur le papier devant moi, je ne trouve toujours rien à dire... Pourtant, dans le passé, j'arrivais assez bien à faire semblant, à jouer les impliqués, les motivés, les intéressés... Mais là, je n'ai plus la force, plus l'envie... L'âge sans doute...
Elle me demande ma date d'arrivée dans l'établissement. Je n'en sais rien.
Mon échelon ? Aucune idée non plus.
Visiblement, c'est à son tour d'ête affligée, plongée dans les affres de l'incompréhension...
Et la réforme du statut, j'en pense quoi ? Disons pas grand chose... étant donné que j'ignorais qu'il y en eût une...
Le grand sourire du début s'efface un peu. Cela m'attriste légèrement, car elle est aimable, bienveillante, empathique, pleine d'entrain et de bonne volonté... Elle a l'air d'y croire. On voudrait lui faire plaisir.
Il faut vraiment que je dise un truc... Soudain, j'ai une fulgurance, j'évoque ma conception d'une « politique documentaire davantage tournée vers les acteurs sociaux et les nouveaux publics non-universitaires ». Elle semble intéressée mais je m'épuise vite... Bon, passons à mes perspectives de carrière alors... Mes perspectives de carrière ? Ben comme tout le monde ici je suppose, végéter dans un bureau à faire des trucs chiants jusqu'au jour où tu as gagné le droit d'attendre la mort en étant financé par l'Etat...
Suis-je intéressé par un rôle de formateur ? Ha ben, tu parles ! Vu que je n'ai jamais exactement compris ce que je faisais, ce serait assez amusant de l'apprendre à d'autres... Bon alors c'est acté, on m'inscrit à une « formation de formateurs » ? Ce serait bien, car - elle me le dit sur le ton de la confidence-, je suis l'un de ceux qui a suivi le moins de formations en 2016 et ça, franchement, ce n'est « pas terrible dans un dossier »... Alors, allons-y pour les formations ! En sus, j'opte pour « Accueil des publics handicapés » et « Gestion des conflits »... C'est un peu juste mais ça ira, si je rajoute un « Atelier Power Point » et un « Maîtrise d'Excel niveau 2 »... J'essaye de faire part de mon enthousiasme face à ces réjouissantes perspectives mais apparemment cela passe assez mal... « La formation, c'est uen chance vous savez ! » m'assène-t-elle d'un ton presque vexé. C'est bien mon drame, je n'ai jamais su saisir mes chances.
En tout cas, j'ai clairement perdu des points. Il faut que je me rattrappe si je veux espérer une « réduction d'ancienneté de trois mois », voir même une « promotion sur avis »... J'ai envie alors de m'inventer un drame familial ou une maladie orpheline qui justifierait mon quasi-autisme mais un reste de décence me retient. Moi, grosso modo, j'aimerai juste continuer à faire ce qu'on me demande de faire, ni plus ni moins, et si possible en ayant à communiquer avec le moins de gens possible. C'est une position assez peu défendable. Répandue, certes, mais peu souvent argumentée. Le silence devient lourd.
Je me sens soudain une passion éperdue pour le revenu universel et une envie farouche de voter Benoît Hamon...