Bouffon
Chronique d'une fin du monde sans importance
Fabien, les pupilles dilatées, se redressa doucement pour s’appuyer à nouveau sur le large dossier en cuir du fauteuil club placé au centre de la loge. La petite ligne de poudre blanche avait totalement disparu de la table basse en face de lui. Il respirait maintenant un peu plus rapidement que d’ordinaire et ressentait des picotements dans les gencives mais il se sentait bien. Si bien. Il aimait ces instants. Il avait besoin de ce rituel immuable avant chaque prise d’antenne, chaque entrée sur le plateau. Le calme avant la tempête, la plénitude avant l’irruption dans l’arène... Fabien se sentait alors presque heureux. Il savourait sa réussite et le bonheur de travailler sur une chaîne branchée, punchy et transgressive comme Canal 4.
En à peine quelques mois, il était devenu le « sniper » numéro 1 de la chaîne, le chroniqueur caustique et impertinent qui « flingue » si brillamment les invités que c’est lui, finalement, qui est la véritable star de l’émission… Enfin, c’était le cas pour certains invités… Parfois, on lui demandait au contraire de « lever un peu le pied », de se mettre en retrait ou même de faire sa chronique sur un sujet plus général, sans lien direct avec la personnalité accueillie ce jour-là. Cela ne le dérangeait pas, d’autant que ce n’était pas si fréquent, 3 ou 4 fois dans le mois, à peine plus, lorsque l’on recevait un des actionnaires de la multinationale qui payait les salaires, une jeune actrice pleine de talent que baisait l’un des patrons de la chaîne ou un membre de la communauté israélite… Fabien acceptait le rituel. De toute façon il n’était qu’un employé, et un employé ça obéit, surtout à 11 000 euros net par mois… Le reste du temps, il avait « carte blanche » pour persifler, moquer et tenter de ridiculiser les imprudents qui pensaient être venus faire tranquillement leur promotion sur le plateau du « Grand Soir », l’émission quotidienne phare de la tranche 18h – 20h, fortement prisée des annonceurs. Depuis l’arrivée de Fabien, « l’empêcheur de penser en rond » selon Télé-Weekend , l’émission avait même grignoté son retard d’audience sur son concurrent direct de V8, «Touche pas la télécommande », animé par Frédéric Abdoulah, dont les lancers de merguez dans l’assistance et les concours de flatulences commençaient à lasser un public sollicité par une foultitude d’autres programmes de divertissement de qualité tels que « L’île des salopes » sur NRV14 et « Changer de sexe, pourquoi pas ?» sur ToonTV, la chaîne pour enfants et pré-ados. Quoi qu’il en soit, l’audimat était bon et c’était en partie grâce à lui et à ses séances d’humiliation publique, de dévoration télévisuelle. Ce soir, on lui offrait d’ailleurs un menu de choix : Marion-Maréchal Le Pen et Deborah Lasarthe, la dernière Miss France. Si la cocaïne ne lui avait pas totalement anesthésié la bouche, il aurait déjà senti le goût du sang… Il était d’humeur d’autant plus pugnace qu’il n’avait jamais pu supporter les blondasses et que les deux jeunes femmes l’étaient de façon particulièrement arrogante. Pour tout dire, il n’avait jamais vraiment beaucoup aimé les femmes en général… Trop compliquées, trop geignardes, trop douces, trop lisses, trop maternelles, trop tout… Lui, il préférait une bonne bite dans le cul, de préférence sous poppers dans le sous-sol du Dépôt... C’était ainsi. Cette pensée égrillarde fit d’ailleurs courir un léger frisson le long de sa colonne vertébrale mais il ne fallait pas s’égarer et rester concentré sur ses deux cibles-victimes du jour : la facho et la pintade… Pour la première, le plan était précis et bien ficelé : de fines et subtiles allusions à la seconde guerre mondiale, des sous-entendus quant à une probable fascination pour la grosse queue des noirs masquée sous une xénophobie agressive, des évocations de son récent divorce et des blagues sur son strabisme… Du classique mais de l’efficace. Hilarité complice sur le plateau et applaudissement serviles du public garantis. Pour la seconde, il se bornerait à improviser… C’était si facile de se gausser de ces gourdes extirpées de leurs bleds pourris de province pour être jetées en pâture aux médias parisiens… Quelques mots « compliqués » pour souligner son inculture, deux ou trois questions sur la faim dans la monde ou le conflit israélo-palestinien pour révéler sa niaiserie candide et le tour était joué… Avec un peu de chance, la coconne se mettrait même à chialer.
Fabien se délectait de cette perspective quand Ursula, la stagiaire-plateau, surgit dans la loge pour lui annoncer la prise d’antenne dans 4 minutes. Cette irruption impromptue exaspéra Fabien qui se mit à hurler :
- « On t’a jamais appris à frapper aux portes, connasse ? Tu te crois où ? Tu crois que je suis qui ? Un de tes potes ? Tu vas faire long feu ici, c’est moi qui te le dis … et ce n’est pas ta bouche de suceuse qui te sauvera, croismoi ! »
Ursula claqua la porte pour échapper à l’explosion d’injures qui pouvait, elle le savait d’expérience, se prolonger durant de longs instants. Fabien de son côté s’apaisa rapidement. Ce petit esclandre l’avait mis en jambes, il était près. L’exécution pouvait commencer.
Xavier Eman (in revue Eléments numéro 164)