Chronique d'une fin du monde sans importance
Primaire
Le radio-réveil de la table de chevet indiquait deux heures trente du matin. Sylvain ne trouvait toujours pas le sommeil et s'agaçait de plus en plus, se retournant sans cesse sous une couette en véritables plumes de canards des Iles Kerguelen qui lui semblait soudain d'un poids insupportable. Ses mouvements secs et désordonnés ayant troublés le souffle régulier de son épouse qui se mit à maugréer, il se décida à se lever pour se rendre à la cuisine et se servir un grand verre d'eau. En tournant le robinet, il constata que ses mains étaient encore marquées par ces plaques d'eczéma qui se développaient sur toute la surface de son corps dans les périodes de stress et d'angoisse.
Cette situation ne pouvait plus durer. Il était impossible de continuer comme ça, de vivre en permanence dans l'inquiétude, le questionnement et l'incertitude. Il en avait perdu l'appétit, maintenant le sommeil, et même la fornication hebdomadaire avec sa moitié ne l'enthousiasmait plus comme avant. Non, vraiment, cela ne pouvait durer. Il ne pouvait plus reculer l'échéance, il devait trancher le dilemme, faire son choix.
Conscient maintenant de cette nécessité, Sylvain se passa un peu d'eau fraîche sur le visage et souffla longuement. Il allait enfin décider pour qui voter aux primaires de la droite et du centre.
Bien sûr, instinctivement, c'était Nicolas Sarkozy qui avait sa préférence. Son énergie, sa faconde, son goût pour les belles montres et les grandes connasses ne pouvaient que séduire l'ex-VRP en matériel médical qu'était Sylvain avant de devenir responsable des « grands comptes clefs » au siège de Promédica, le leader du marché. Mais cette appétence naturelle était toutefois contrariée par ses dernières vacances passées à Bordeaux qui lui avait permis d'admirer l'oeuvre d'Alain Juppé, et notamment le remarquable aménagement des quais de la Gironde qui plaçait d'évidence l'ex-maire de la ville parmi les grands bâtisseurs et les grands visionnaires.
Sylvain n'était pas insensible non plus au charisme de Bruno Le Maire dont il avait lu avec délectation les ouvrages légèrement coquins qui l'avaient beaucoup plus passionné que les livres-programmes des autres candidats. Lui aussi d'ailleurs, comme l'ancien ministre de l'agriculture, aimait bien se faire branler dans son bain. Le choix était définitivement cornélien. D'autant plus que Claire, son épouse, qui avait participé à une ou deux manifs pour tous avant de s'y casser un talon et de jurer de ne plus jamais participer à « ce genre de conneries », l'incitait à soutenir Jean-Frédéric Poisson, qu'elle considérait comme une sorte de « De Villiers en mieux ». C'était dire.
Plusieurs minutes, qui à cette heure tardive paraissaient des heures, s'étaient déjà écoulées et Sylvain était toujours en prise à l'hésitation et à la fébrilité. Il repensa alors à son fils Martin, militant à Greenpeace n'en ayant « rien à foutre de la politique politicienne », qui lui avait lancé à la fin d'un repas familial houleux : «Comme t'es raciste et que t'aimes le fromage et le pinard, pourquoi tu ne votes pas Marine Le Pen ? ». Il est vrai que cette éventualité l'avait déjà effleuré, surtout après le cambriolage de la maison du Morbihan par une bande de roms (c'était du moins ce qui lui avaient affirmé les gendarmes du coin, juste avant de préciser « qu'on ne pouvait rien faire. »). Une telle option aurait surtout eu le grand mérite de le libérer des affres de la primaire, mais, vraiment, le Front National, ce n'était pas possible, trop populeux, trop péquenot, trop sous-diplômé... Il avait déjà connu les plus grandes difficultés à faire oublier son passé de VRP au sein du Rotary Club de Meudon pour ne pas risquer de passer à nouveau pour le plouc de service. Bien sûr le vote est secret et il n'était pas obligé de revendiquer son choix mais il avait l'étrange sentiment qu'un tel acte laisserait des traces extérieures, qu'il en serait marqué physiquement, comme par un stigmate honteux visible par tous. Quand on fait désormais partie de l'élite, comme le croyait Sylvain depuis qu'il roulait en Crossover Mercédès et disposait de stock-options de sa société, on ne trahit pas sa caste. Il devait donc se concentrer sur cette « primaire de la droite et du centre » qui le torturait tant. Ses tempes lui faisaient mal, ses doigts tremblaient, il ressentait le besoin d'un verre d'alcool mais repoussa cette perspective qui risquait de troubler son jugement.
Effondré sur une chaise, il posa alors son front sur la fraîcheur du formica de la table de cuisine. C'est dans cette position que sa femme le trouva à son lever. Il s'était assoupi sans avoir pris une décision. Le cauchemar continuait.
Xavier Eman ( in revue Eléments 162)