Chronique d'une fin du monde sans importance
Quand la pluie cesse…
Le font posé sur la vitre de la fenêtre, Antoine contemplait avec mélancolie les eaux de la Seine qui se retiraient progressivement des quais qu’elles avaient envahis. Il ne pleuvait plus et un soleil pâle mais conquérant commençait doucement à s’imposer. Antoine soupira longuement, comme accablé. Partout la décrue était annoncée et les inondations ne seraient bientôt qu’un vague mauvais souvenir. Les gens semblaient s’en réjouir sans se poser le moins du monde la seule véritable question, pourtant la plus cruciale, celle qui justement occupait l’esprit d’Antoine et le rendait si sombre et fébrile : de quoi allait-on bien pouvoir parler maintenant ?
En effet, il restait encore près de 8 jours avant l’ouverture de l’Euro de football et Antoine, qui avait espéré que le déluge et son lot de dégâts des eaux occuperaient l’espace communicationnel jusque-là, se trouvait fort dépourvu face à cette longue semaine de conversations à meubler. Bon, avec sa femme, il n’était pas trop inquiet, les coliques du petit dernier, le cancer de belle-maman et les projets de vacances à l’Ile de Ré parviendraient assez sûrement à faire le lien jusqu’au premier match de l’équipe de France. Mais au bureau, cela s’annonçait autrement plus délicat et difficile… Bien sûr, il était toujours possible de ressortir le golem du terrorisme, d’une actualité désormais quasi-permanente, mais c’était un sujet encore top clivant, surtout depuis l’arrivée de Mokhtar au service compta. Mokhtar, le nouvel analyste financier qui se plaisait à répéter que les « terroristes sont souvent des résistants qui ont perdu la guerre », ce qui mettait immédiatement une fort mauvaise ambiance autour de la machine à café qui en perdait alors totalement son rôle « d’espace détente ». Mokhtar était pourtant un parfait exemple d’intégration puisqu’il portait des costumes et des montres de marques, parlait beaucoup d’argent, trompait sa femme avec la stagiaire et se bourrait la gueule le vendredi soir après sa semaine de travail. On ne comprenait donc vraiment pas le plaisir qu’il prenait à gâcher les belles conversations consensuelles du jesuischarlisme climatisé. Peut-être était-il en voie de radicalisation ? Il faudrait penser à le signaler à la hiérarchie.
Toujours est-il que Mokhtar ayant rendu inabordable le sujet du terrorisme, il convenait d’urgence de trouver autre chose, une autre matière à non-débat et à unanimismes bienheureux, et Antoine avait vraiment toutes les peines du monde à imaginer d’autres pistes. Il restait bien les blagues de cul mais comme il fallait désormais qu’elles ne soient ni homophobes, ni sexistes, ni ethnocentrées, ni racisées, cela serait bien insuffisant pour meubler toute une semaine de déjeuners à la cantine, de pauses cigarettes et d’attente à l’arrêt de bus… Pourtant, il aimait bien les blagues salaces. Il en connaissait plus particulièrement une avec un curé, un rabbin et deux putes qu’il trouvait hautement désopilante mais qui lui vaudrait sûrement aujourd’hui un passage devant le tribunal correctionnel si ce n’est un petit séjour à Fleury-Mérogis durant lequel il pourrait méditer sur l’ignominie de son rôle de propagateur de stéréotypes culturels et de pornocrate irrespectueux des croyances d’autrui. Alors, faute de public, il se la racontait parfois à lui-même, le soir, au lit, et riait seul sous les draps comme un enfant honteux.
Les blagues de cul elles-aussi écartées, Antoine, de plus en plus navré et agacé, ne voyait décidément pas d’issue… Il commençait à se demander s’il ne serait pas plus sage de feindre une quelconque maladie qui lui permettrait d’obtenir un arrêt de travail jusqu’à l’attendu coup de sifflet de France-Roumanie, mais la perspective de l’interminable tête à tête avec son épouse l’en dissuada.
Soudain, une petite lueur d’espoir se ralluma dans l’œil morne et presque résigné d’Antoine. Certes, les inondations étaient terminées mais il en restait le commentaire, l’analyse… la recherche des responsables, l’évaluation des dégâts et, bien sûr, la critique des « escrocs d’assureurs » et des « lenteurs de l’Etat »…Avec ça, on pouvait aisément tenir une semaine, peut-être même dix jours ! Antoine était soulagé, rassuré, un léger sourire satisfait vint même illuminer son visage à nouveau presque apaisé.
Pour la suite, le long terme, le lendemain de la finale de l’Euro, il préférait ne pas y songer. A chaque jour suffit sa peine. Et puis, arriverait peut-être une vague de chaleur qui tournerait à la canicule. On peut toujours rêver…
Xavier Eman (in revue Eléments, numéro 161)