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A moy que chault!

Chronique d'une fin du monde sans importance

17 Juillet 2016, 16:56pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

La révolution, si je veux !

22 heures, la place de la République est presque noire de monde. Ca sent le shit et la merguez, ambiance à la fois contestataire et détendue, quelque chose entre la fête de l’huma et un concert des Wailers. Arnaud est venu une nouvelle fois avec ses copains de fac parce que, comme eux, il est opposé à la loi sur le travail de la ministre El Kohmri, « El Konnerie » comme ils ont écrit sur l’une de leurs banderolse après un débat de plus de deux heures pour déterminer si on ne pouvait pas voir là une saillie aux relents odieusement racistes. Le travail, lui et ses potes ne savent pas bien ce que c’est mais ils sentent instinctivement qu’on veut la leur mettre à l’envers. Ils n’ont pas tort. Pourquoi bosser plus et dans de moins bonnes conditions au sein d’une économie où les milliards pleuvent comme vache qui pisse ? Toujours sur les mêmes, d’accord, mais justement, pourquoi ne pas mieux partager le gâteau, à défaut de renverser la table ? Ils sont gentiment naïfs… Valls et Gattaz leur ont pourtant bien expliqué pourquoi c’était absolument impossible, pourquoi le SMIG était un frein à l’emploi et le Code du travail un obstacle à la croissance... Mais ils n’ont pas été convaincus. Alors ils nuideboutent, comme ça, tous les soirs, sans trop savoir à quoi tout ça peut mener, juste pour dire qu’ils en ont marre qu’on les prenne pour des cons. Ce n’est déjà pas si mal. On boit des bières, on discute. Puis vient « l’assemblée général », on s’assoit par terre en rangs serrés et on commence à agiter les mains si on est d’accord et à croiser les avant-bras si on est en opposition, le tout dans une expression corporelle étrange, à mi-chemin entre le langage des signes et la danse contemporaine. Le plus souvent, on est d’accord, donc on passe de longues minutes à agiter ses mains en l’air comme de petites marionnettes surexcitées. Arnaud se sent un peu ridicule mais les autres semblent si sérieux que lui aussi s’efforce de prendre un air grave et concentré.

Tous les points de l’ordre du jour ayant été validés – dans un but qui échappe à presque tous les participants… – on peut retourner boire un coup et dragouiller un peu.

« Tiens, elle serait pas mal, elle, si elle se lavait les cheveux... » pense Arnaud à la vue d’un petite brune joviale portant une veste de treillis sur laquelle est planté un badge « Tous frères de misère ! ». Ayant un peu honte de sa réflexion qui lui fait penser aux habituelles remarques à la con de son père, il détourne vite son regard de la chevelure crasseuse pour se concentrer sur le visage de la jeune fille. Il a déjà vu ces traits quelque part, à la sortie d’Henri IV lui semble-t-il, mais oui, il connaît cette fille, c’est Hermione de Saint-Braisé, sa quasi-voisine qu’il côtoyait jadis au catéchisme. Avec son nombril à l’air et son anneau dans la narine, elle a plutôt bien évolué. Il lui adresserait volontiers la parole mais sa timidité le retient. Beaucoup de grands révolutionnaires sont aussi de grands timides, du moins paraît-il, en tout cas croit-il se souvenir…

Une pancarte « Pour le contrôle de la circulation des capitaux » croise un calicot « A bas les frontières ! », un type invective les CRS, de loin, deux autres jouent aux cartes sur le trottoir, de nombreuses têtes sont plongées dans leur smartphone, l’ennui commence à s’installer.

Tout à coup un tumulte dans un coin de la place, des jeunes de banlieues sont venus faire leurs courses. Ils bousculent, arrachent quelques téléphones, quelques paquets de cigarettes, distribuent aussi quelques claques aux rares récalcitrants… La peur et la soumission qu’ils inspirent les fait rire à grands éclats. Ils se savent intouchables en ce lieu de vénération de leur martyr minoritaire, presque admirés. Des membres du service d’ordre leur demande poliment de s’éloigner, ils vocifèrent quelques insultes, pour la forme, puis s’en vont vers d’autres activités plus sérieuses. Le calme est revenu. Il ne s’est rien passé. Le réel a été évacué. On recommence à parler de mixité sociale, de centres d’accueil, de village global et de fraternité universelle…

Le petit matin approche maintenant dans une pâleur discrète. Le Grand Soir est une nouvelle fois reporté. La Nuit Debout va se coucher, ne laissant derrière elle qu’un monceau de déchets et de détritus divers et variés que quelques vrais prolétaires habillés de vert viendront bientôt ramasser tandis que les fils de pharmaciens et les étudiants en sociologie sombrement doucement dans les limbes glorieuses d’un sommeil bien mérité.

Xavier Eman (in Revue Eléments, numéro 160)