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A moy que chault!

Migrants

25 Janvier 2016, 18:00pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

Ils étaient venus, ils étaient tous là, alignés sur le canapé Empire, face au téléviseur. Convoqués par une Anne-Sophie au bord des larmes, toute la famille suivait dans un silence recueilli le reportage de France 2 consacré aux migrants déversés par milliers sur les côtes grecques et italiennes. On les voyait maintenant entassés dans une sorte de gymnase, couchés à même sol et jouant avec leurs smartphones pour tromper l'ennui. « Quelle misère ! Quelle misère ! » ne cessait de répéter Anne-Sophie. « Tu m'étonnes, ils en sont encore à l'Iphone 4... » pensait Héloïse, qui, certes, compatissait grandement au terrible drame humain mais commençait malgré tout à un peu se faire chier. « Des armées de noirs désespérés, quand on en a vu une, on les a toutes vues... » maugréait-elle intérieurement en commençant à lorgner l'avancée des minutes sur la montre Chaumet de sa mère. Son frère, Louis-Frédéric, avait décroché depuis déjà un bon moment et s'était définitivement perdu dans la contemplation des moulures du plafond. Il faut dire qu'ils avaient droit au même cérémonial à chaque nouveau journal télévisé. Cela devenait légèrement redondant. Maria, la femme de ménage, mobilisée elle aussi – il ne faut jamais manquer une occasion d'édifier le bon peuple -, contemplant cette masse de corps en haillons confinés entre quatre murs, se disait surtout que ça devait drôlement sentir la chaussette sale dans ce hangar, mais elle comprenait bien que ce n'était pas le genre de réflexion qu'on attendait d'elle et se contentait donc d'opiner de la tête à chaque nouvelle exclamation éplorée de sa patronne, imitée en cela par Jacques-Henri, le patriarche, qui était certes un patron de gauche mais regrettait tout de même un peu de ne pas avoir eu une réunion urgente et tardive au boulot...

Une fois le reportage terminé, Anne-Sophie reposa lentement la télécommande sur la table basse et prononça la phrase que tout le monde redoutait depuis plusieurs jours : « Il faut que nous fassions quelque chose... ». « Mais nous compatissons déjà ! » s'empressa de te tempérer Jacques-Henri, sans grand espoir de calmer aussi facilement son épouse. « Non, il nous faut agir concrètement, nous investir, nous ne pouvons rester passifs devant un tel drame humain... » déclara-t-elle d'une voix presque ferme mais encore légèrement chargée de sanglots étouffés. Bien qu'étant resté passif jusque-là devant pas mal de drames humains divers et variés, à commencer par les deux suicides qui avaient suivi le plan de licenciements que lui avait imposé ses actionnaires il y a deux ans, Jacques-Henri comprit qu'il ne pouvait qu'acquiescer et promit qu'il ferait dès demain un chèque à une association d'aide aux clandestins... « Aux migrants ! » hurla Anne-Sophie, l'œil mauvais, arrachant Louis-Frédéric à sa fascination autiste des ornements du plafond. « Oui, oui, aux migrants bien sûr.. » corrigea Jacques-Henri en baissant légèrement les yeux. « C'est bien, poursuivit Anne-Sophie, mais ce n'est pas suffisant, nous devons nous impliquer personnellement, offrir à ces gens, à ces frères, ce qui leur manque le plus : de l'attention, de l'écoute, de la chaleur humaine... ». A ces mots, Hélöise se demanda si c'était vraiment vrai tout ce qu'on racontait sur les bites énormes des noirs et si c'est à cela que maman pensait en parlant de « chaleur humaine ». Etre la seule lycéenne de Stanislas à avoir sucé un noir qui ne soit pas fils d'ambassadeur, ça pouvait lui valoir son petit succès. A voir. Jacques-Henri, que le concept de « chaleur humaine » avait lui aussi intrigué, ne put masquer un léger agacement en rétorquant qu'ils n'allaient tout de même pas en loger chez eux, vu qu'ils étaient déjà à l'étroit dans ce 150 mètres carrés mal agencé et encombré de meubles et de bibelots. « On pourrait leur prêter la chambre de bonne... » suggéra Anne-Sophie. « Et cousin Antoine qui l'occupe actuellement, on en fait quoi ? » rétorqua Jacques-Henri, évoquant l'un de ses lointains cousins que, suite à un divorce difficile, ils « dépannaient » en lui laissant la jouissance du studio du 6e étage pour la modique somme de 750 euros par mois, un geste véritablement chrétien pour un 9 mètres carrés avenue de Wagram. « Cousin Antoine, cousin Antoine... Est-ce qu'il est migrant cousin Antoine ?? » s'emporta Anne-Sophie. « Ben, il vient quand même du Limousin... » répliqua Louis-Frédéric, provoquant un petit éclat de rire chez son père et sa sœur. Sa mère elle, les dents serrées, le fusilla du regard. Les temps n'étaient plus à la rigolade. Plus du tout. Pour calmer la fureur maternelle, il fut entendu qu'on parlerait rapidement à cousin Antoine d'un possible départ anticipé. Maria demanda alors si elle pouvait retourner à son repassage, ce qui lui fut accordé d'un petit geste de la main, tandis que les deux enfants rejoignaient leurs chambres respectives. Anne-Sophie n'était pas pour autant entièrement satisfaite et poursuivit à l'attention de son mari qui esquissait un début de retraite stratégique: « Et toi, tu pourrais en embaucher quelques-uns dans tes ateliers, non? ». « Si peu de temps après le plan social... je ne pense pas que cela passerait très bien... » se permit de faire timidement remarquer Jacques-Henri. « Et auprès de qui ? D'une bande de prolos égoïstes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur bulletin de paie et dont les trois quarts doivent voter Front national ? C'est toi le patron ou non ? ». Oui, c'était lui le patron. Il envisagerait donc la possibilité d'une embauche. En attendant il voulait prendre une douche et se changer. C'était bientôt l'heure du bridge.

Xavier Eman, "Chronique d'une fin du monde sans importance", in revue Eléments