Des vies low-cost
On a désormais le droit de partir à l'autre bout du monde en avion, encastré dans un espace vital interdisant de faire plus d'1m70 et 80 kilos, nourri à la bouffe d'hôpital et autorisé à pisser deux fois durant le trajet, le troisième pipi entraînant le règlement d'une surtaxe...On peut également, si l'on désire se rendre d'un point A à un point B avec son véhicule personnel acheté à crédit, accueillir dans son habitacle un, deux, ou trois sympathiques inconnus qui contribueront au règlement des frais du voyage tout en vous gratifiant de leur passionnante conversation, de leur mastication alimentaire et de leurs odeurs corporelles... Il est tout aussi loisible dorénavant, après 8 ou 10 heures passées à oeuvrer derrière un écran d'ordinateur sous les ordres d'un petit chef acariâtre, de se muer en taxi occasionnel afin de compléter des revenus devenus insuffisants pour régler les traites du pavillon Phénix d'Aubervilliers... Votre épouse n'est, elle, pas encore autorisée à offrir des services sexuels tarifés à la caisse du monoprix où elle remplie consciencieusement un contrat de 25 heures, dont 7 le dimanche, mais nul doute que cette nouvelle liberté lui sera bientôt accordée. En attendant, elle se borne à des prestations gracieuses, lassée d'un mari qui rentre tous les soirs à 23 heures après ses courses intensives Roissy/Paris en Fiat Punto. Le week-end, on pourra se rendre en RER jusqu'à la riante gare de Marne-La-Vallée d'où l'on s'entasser – sans bagages superflus sous peine de supplément tarifaire – dans un train « Ouigo » qui nous débarquera dans une gare perdue en rase campagne où il conviendra d'emprunter un autobus qui nous déchargera finalement devant la barre HLM de bord de mer généreusement subventionnée par le CE d'une multinationale qui n'a pas pu vous verser de prime cette année puisqu'elle n'a fait qu'un demi-milliard de bénéfices et que les actionnaires en exigeaient le double. En rentrant, afin de remplir le frigo, on se précipitera dans d'immenses hangars éclairés aux néons où s'empilent à même les palettes de bois ou de plastique les produits chimiques alimentaires déversés par une industrie qui vous empoisonne à des prix défiants toute concurrence. Si l'on est las de ces mets délicats, on s'attablera à la brasserie du coin où l'on pourra profiter d'un confit de canard surgelé passé au micro-onde par un sri-lankais clandestin payé un demi-smig, le tarif qu'il faudra bien un jour accepter si l'on veut continuer à trouver du travail et « relancer la croissance » comme l'expliquent avec componction les humanistes du Medef.
Tout cela s'appelle le libéralisme, la dérégulation, la libéralisation, le libre marché, l'ouverture... bref le progrès. Et ce n'est que le début. Chanceux que nous sommes.