Prurit
Il avait beau plisser les yeux pour se concentrer sur cet excellent roman, il n'y parvenait pas. Tout l'agaçait, de la mauvaise reliure de l'ouvrage à la psychologie excessivement argutique des personnages en passant par les notes de bas de page qui prenaient vraiment le lecteur pour un connard inculte... Le papier bon marché énervait le bout de ses doigts et sa nuque était parcourue de frissons nerveux... Il faisait trop chaud mais il refusait d'enclencher la climatisation car c'était vraiment un système de merde bon pour les tapettes... Excédé, irascible, il aurait voulu déchirer ce livre à la con et péter la climatisation à coups de batte de base-ball. Bref, il avait envie de baiser. Très envie de baiser. Et cette envie devenait entêtante, obsessive. Du bas ventre, elle irradiait maintenant tout son être.
Il y avait sa femme, bien sûr, mais curieusement, s'il avait envie de baiser, il n'avait pas envie de la baiser elle. Non pas qu'elle soit beaucoup moins attirante aujourd'hui qu'à l'époque où il l'avait connue et où il aimait tant lui faire l'amour. Mais le temps et l'habitude avait comme désexualisé ce corps qui vivait désormais à côté de lui comme un éternel colocataire. D'ailleurs, elle non plus n'avait plus très envie de baiser avec lui, ne se résignant plus à « accomplir son devoir conjugal » que fort épisodiquement, et non sans une certaine mauvaise volonté, un peu comme l'on remplit les causes obligatoires d'un contrat commercial. Ses soupirs n'étaient plus que des marques d'ennui et il devait s'estimer heureux si elle ne s'assoupissait avant la fin de l'accouplement
Il était bien loin le temps où elle réclamait qu'il la traite de salope et lui mette des coups de ceinturon quand il la prenait sur le tapis du salon... Il est vrai que plus de 10 ans de couches-culotte, de chaussettes sales, de promiscuité permanente, de bruits de chasse d'eau, de déjeuners avec la belle famille, de réunions parents-profs et de soirées télé n''étaient pas forcément compatibles avec une violente explosion d'érotisme multiforme... Le fait qu'il ait pris près de 15 kilos, et pas de muscles, y était aussi peut être pour quelque chose. Même la lecture de « 50 nuances de grey » n'y avait rien fait.
Rien que de très banal en somme, même si tout le monde se promet d'échapper à cette fatalité. D'ailleurs cette banalité, ce pauvre conformisme, cette résignation muette l'énervaient autant que le reste. Pourquoi restait-il auprès de cette femme pour qui il ne nourrissait plus qu'une vague envie de meurtre tant elle était le miroir de leur médiocrité commune ? « Si je ne la liquide pas un de ces jours, c'est elle qui va finir par me zigouiller... » se disait-il parfois. Pour mettre un terme à ses interrogations, il affirmait rester « pour les enfants », même s'il savait pertinemment que c'était faux, qu'il restait pour lui, pour son confort, pour sa tranquillité, pour sa vitrine sociale. Il n'avait plus l'âge ni l'énergie des aventures. Il est un temps où l'on accomplit des choses puis vient celui où l'on fait des calculs. Il en était là. A son âge et dans sa situation, que pouvait-il espérer si ce n'est d'avantage de soucis et de galères ? Et puis il avait fait une promesse, un serment qui, malgré les nombreux coups de canif, conservait pour lui une sorte d'aura impérative. Il n'était pas totalement certain que Jésus se réjouisse beaucoup de la petite vie merdouilleuse qu'il menait, mais c'était comme ça... Marié à l'église, condamné à perpétuité.
Toujours est-il qu'il avait envie de baiser. Il aurait pu se branler évidemment, mais il renâclait toujours à cette pratique sordide et dégradante qui l'éloignait trop de l'image qu''il avait de lui-même et le ramenait impitoyablement à ce qu'il était. Aller aux putes ne l'enchantait guère plus, à peu près pour les mêmes raisons. Il avait beau faire, essayer, il n'était jamais parvenu à complètement séparer le sexe d'une part minimum de séduction et d'affection. « Son côté tarlouze... » analysaient ses copains.
Ne restait plus qu'à se saouler à mort en attendant que ça passe.