Merci à ma soeur
/image%2F1275650%2F20150802%2Fob_d52d1b_img-20150729-104146.jpg)
J'ai suffisamment fréquemment et largement évoqué les affres subis du fait des obligations familiales et de la générosité fraternelle m'ayant menées de centres de vacances orwelliens à des villas aseptisées de nomades millionnaires pour ne pas exprimer tout le plaisir ressenti lors de ce bref séjour aux pieds de l'Estérel, dans une région que pourtant j'abhorre globalement, tant pour son climat que pour sa fréquentation. Si je devais rédiger une plaquette publicitaire, ne reculant devant aucun poncif ni cliché comme le veut l'exercice, je dirais que je suis « tombé amoureux d'un lieu alliant modernité et authenticité, isolement et proximité des zones d'activités culturelles (en l'occurrence certaines arènes où devait se dérouler un déjà fameux concert). » Mais, pour une fois, abstenons-nous d'excessive ironie. C'est l'été, soyons léger, comme pourrait dire un autre slogan commercial.
Le Château de Vaucouleurs – qui n'a rien d'un véritable château, bastide traditionnelle à laquelle un orgueilleux a rajouté deux tours carrés, pas trop mal intégrées à l'ensemble d'ailleurs – est un vrai petit musée de l'histoire de France que l'on parcourt au gré des tableaux, photographies, livres, bibelots, accumulés dans les innombrables pièces de cette demeure à la fois chaleureuse et solennelle, émouvante même, car si représentative de ce « monde d'avant » qui finit de disparaître sous nos yeux impuissants quand ils ne sont pas complices. Souvenirs d'Indochine, jeunes hommes en uniforme souriant sur des photos jaunies, soldats de plomb, l'intégralité de la « Comédie Humaine » reliée cuir, dictionnaires juridiques, encyclopédie médicale, jouets en bois, meubles lourds et lustrés par le temps, argenterie, batteries de cuisine en cuivre, rien se semble avoir changé ni bougé depuis le départ des légitimes propriétaires dont on a le sentiment, troublant, presque gênant, de pénétrer l'intimité, de respirer l'existence. C'est le genre de maison où le grenier ne peut être exempt de trésors, on en a d'ailleurs récemment découvert un, une malle pleine de figurines en bois réalisées par les pensionnaires de l'orphelinat de T'ou-Sé-Wé, de pures petites merveilles que le gouvernement chinois veut racheter à prix d'or.
Un coup d'oeil sur Wikipédia m'apprend que « lorsque les Japonais ont pris Shanghai, leurs troupes ont traversé sans opposition aucune la Concession Internationale, mais à l’entrée de la Concession Française, l'Amiral le Bigot – aïeul des actuels propriétaires - s’est assis sur un pliant au milieu de la rue devant leurs véhicules et les a obligés à négocier pour ne faire passer finalement qu’un convoi de ravitaillement désarmé. » Autre époque, autre race de français.
Moi qui ne suis que de passage, une sorte d'intrus, j'écoute cette maison qui craque et grince de partout, à laquelle on a renoncé à imposer un « système d'alarme », les fantômes de l'endroit s'amusant à la déclencher sans cesse inopportunément, je regarde les petites taches d'humidité au plafond, les trous dans la moustiquaire, tous ces signes d'un début de délabrement qui font fuir les clients américains mais m'émeuvent étrangement. Tout est disparate, curieux, un peu bancal, charmant, et donne une idée de ce qu'a pu produire une bourgeoisie militaire, lettrée, à la fois enracinée et aventureuse, avant de succomber à ses vices originels, ses seules véritables passions : l'argent et les apparences sociales. C'est d'ailleurs le désintérêt d'héritiers ingrats qui ont transformé cette maison de famille en lieu de passage pour touristes. Je ne peux pas complètement leur en vouloir d'ailleurs puisqu'ils me permettent, à moi qui, lorsque leur ordre triomphait, n'aurait jamais dépassé la bicoque de l'intendant, de découvrir tout ce qu'ils ont perdu et de m'émerveiller comme un petit enfant que j'ai de plus en plus rarement l'occasion de retrouver.
Si je rajoute que la propriété est entourée de vignes et jouxtée par une cave commercialisant le vin bio qui y est produit, on comprendra qu'on n'est pas très éloigné du paradis...
Manque bien sûr la présence de quelques personnes, éloignées temporairement ou définitivement, mortes à la vie où à l'amitié, silencieuses ou indifférentes, mais cet ersatz de félicité, cette petite suspension dans le temps, n'en reste pas moins une bien jolie carte postale.