Retour à la terre
Plus il approchait de sa destination et plus Louis-Armand vitupérait, jurant contre les nids-de-poules qui se multipliaient et sur lesquels brinquebalait dangereusement son 4x4 toutes options pourtant si redoutablement efficace lorsqu'il affrontait le bitume du boulevard des Maréchaux. La ferme du cousin André était encore à près de dix kilomètres et Louis-Armand commençait à craindre de ne pas parvenir au bout de ce périple. Le chemin de terre était de plus en plus défoncé et les roues du véhicule patinaient piteusement dans ce qui ressemblait dorénavant à de véritables crevasses gorgées d'eau. Louis-Armand pensa alors, avec un mélange d'angoisse et d'agacement, à la gueule qu'allait lui tirer Sophie lorsqu'il rentrerait avec la voiture toute cabossée et maculée de boue. Son épouse n'avait d'ailleurs nullement compris l'intérêt et le but de ce week-end au bout du monde, dans l'exploitation agricole d'un vague cousin dans le nom même, André Labrousse, puait déjà le purin à plein nez. Habituée aux lubies de son mari, elle n'avait cependant pas cherché à le dissuader, d'autant plus que cette nouvelle absence lui permettrait de s'offrir quelques séances de yoga supplémentaires avec son coach personnel qui lui nettoyait aussi efficacement les chakras qu'il lui polissait vigoureusement le rectum.
Si Louis-Armand se retrouvait aujourd'hui à réaliser une sorte de remake auvergnat du Camel Trophy, c'est qu'à la suite d'un « burn out » professionnel qui lui avait valu trois semaines d'hospitalisation au service psychiatrique d' l'hôpital Velpeau, il avait pris conscience de la vacuité et de l'inanité de son existence de cadre supérieur urbain et avait décidé de renouer avec ses lointaines racines paysannes. Profitant du mois de congé que lui avait généreusement accordé sa direction – le temps pour les chasseurs de tête de la boite de lui trouver un remplaçant avant d'entamer la procédure de licenciement – il avait relu tout Giono et Vincenot, s'était inscrit dans une Amap puis avait repris contact avec ce lointain cousin qui, bien qu'un peu surpris par ce soudain regain d'intérêt après quinze ans de silence absolu, avait fini par l'inviter à passer deux ou trois jours à la ferme. Transporté d'enthousiasme par cette perspective, Louis-Armand s'était acheté un nouveau Barbour « modèle chasse », avait mis une caisse de vin dans le coffre du 4x4 BMW (« Les ploucs, ça picole, avec ça, tu es sûr de lui faire plaisir... » lui avait suggéré Sophie) et roulait maintenant, tant bien que mal, vers le havre d'enracinement et de nature préservée dont il n'aurait jamais dû autant s'éloigner. Les objectifs de vente de photocopieurs, les réunions marketing, les présentations power-point, les stagiaires baisées trop rapidement sur un coin de bureau, tout cela lui paraissait maintenant fort loin et ses mains presque tremblantes auraient déjà voulu tenir le bois sacré de la faux ancestrale.
Après une vingtaine de minutes de chaos et de dérapages homériques, il entra enfin dans la cour de la ferme, évitant de justesse les multiples bidons métalliques qui la parsemaient. Une odeur âcre et pestilentielle le saisit alors immédiatement à la gorge. Ce n'était pas l'odeur organique et terreuse du fumier, mais une effluve chimique et acide qui faisait penser à quelque chose comme de l'ammoniaque et s'échappait des divers tonneaux qu'il avait manqué de renverser.
« Ce sont les préparations pour l'épandage de pesticides » lui expliqua, dans un grand sourire, André qui était venu à sa rencontre et lui frappa vigoureusement dans le dos de sa main crasseuse en guise de bienvenue. Le cerveau un peu embrumé par la fatigue du voyage mêlée à l'empyreume toxique, Louis-Armand ne reconnut nullement le lieu où il avait jadis passé des vacances familiales. Des toits de tôle ondulée avaient remplacés les vielles tuiles de ses souvenirs et un pavillon moderne de type Phénix, comme il en avait vu des centaines en traversant la banlieue parisienne, jouxtait maintenant le corps principal de la ferme. Introduit dans le salon du dit pavillon, ce fût au tour de son audition d'être agressée par le son de trois téléviseurs à écran plat braillant simultanément. Devant l'un d'eux, un gamin à demi obèse et déjà couperosé martyrisait hystériquement de ses doigts boudinés un joystick lui permettant d'éliminer à coups de sabre laser d'abominables monstres intergalactiques. A demi hébété, Louis-Armand s'effondra sur un fauteuil de toile fleurie et avala d'une traite le calva que son hôte avait placé devant lui. Vautré à ses pieds, l'ignoble mioche gloussait de contentement à chaque nouvelle projection de sang verdâtre. Rassemblant ses forces, Louis-Armand voulut entamer la conversation mais, d'un geste, André lui fît signe de se taire. Sur un second écran, le plus massif, débutait le générique de « Plus belle la vie ». Il assista aux 45 minutes de programme dans un état d'hébétude presque complète et se retrouva ensuite sans trop savoir comment assis à l'extrémité de la table du dîner. Autour de celle-ci, une femme sans formes ni âge, qui ne l'avait pas même salué, s'empiffrait déjà de pain trempé dans un immense pot de rillettes. A sa gauche, le troll bouffi n'avait quitté sa console de jeux que pour se plonger dans la contemplation de son téléphone cellulaire, imité en cela par une jeune fille dont on peinait à discerner les traits sous les diverses couches de maquillage. A l'autre bout de la tablée, André semblait jouir, fort satisfait, du spectacle de sa famille réunie.
Provenant de la cuisine, la sonnerie du four à micro-ondes résonna comme un coup de marteau porté sur l'ultime clou du cercueil des illusions de Louis-Armand. Doucement, devant les mines interloquées et déconfites des convives, il se mit à sangloter. Les portes de l'hôpital psychiatrique s'ouvraient à nouveau pour lui.
Xavier Eman (in Revue Eléments)