Mes voyages
En équilibre périlleux sur le petit bureau en simili-bois, une chaussure à la main, il n'eut besoin que de quelques coups pour défoncer le « détecteur de fumée » qui trônait au milieu du plafond de la chambre d'hôtel. Une fois éradiqué ce sale petit flic électronique qui prétendait l'empêcher d'enchaîner les gauloises, il pensa s'attaquer au téléviseur, histoire d'assurer définitivement sa tranquilité mais cet appareil, il suffisait de ne pas l'allumer. C'était plus raisonnable.
L'hôtel était « heureux de lui offrir un espace sans fumée » mais, lui, un espace sans fumée ne le rendait pas du tout heureux et il enculait donc cet hôtel de merde qui jouait les pensions de famille bourgeoises mais appartenait sans doute à une multinationale vendue à la juiverie internationale, ou à un enculé de millionnaire catholique breton, ce qui revenait au même. A 110 euros la nuit dans un bled aussi foutrement paumé, il pouvait bien s'encrasser un peu plus les poumons sans qu'on vienne le faire chier. Quand on impose à sa clientèle du papier peint à motifs floraux et des serviettes de bain rose, on ne la ramène pas avec des considérations hygiénistes. Curieuse époque où se taper une ligne de coke sur la table basse est parfaitement socialement intégré, voire valorisé, mais où il faut aller se geler les couilles à la fenêtre ou sur le balcon pour s'en griller une. Tas de bouffons, ramassis de connards.
François aimait les petits hôtels de province. Dans ce décor médiocre et suranné, il se sentait plongé au cœur d'un roman de Simenon et pensait que si un jour le talent et l'inspiration devaient le frapper, ce serait certainement dans ce genre d'endroit. C'est pourquoi tous les mois, sous les prétextes les plus fallacieux et les plus incongrus (il est vrai que peu de gens se souciaient de son emploi du temps...), il disparaissait de Paris pour passer deux ou trois jours dans des lieux aussi improbables qu'Eymouthiers, Vic sur Cère, Granville, Montdidier ou Vittel. Deux ou trois journées à contempler la rue au travers d'une fenêtre à la propreté généralement douteuse, à boire, à manger des harengs/pommes à l'huile et à commencer des romans qu'il mettait à la poubelle avant de reprendre le train. Parfois, il se promenait un peu, découvrait les curiosités locales, la 47e dent de Saint Ursule, le bunker qui n'avait jamais stoppé aucun allemand, la maison où Napoléon avait fait caca en revenant d'Austerlitz... Il lui arrivait aussi parfois d'avoir des discussions, en général aussi intéressantes, sinon davantage, que celles qu'il avait d'ordinaire, à propos de la météo, des élections, des bougnoules-qu'on-a-rien-contre-mais-qui-font-chier-quand-même, de la crise économique, des jeunes qu'on ne comprend plus... Il appréciait tout particulièrement quand quelqu'un lui parlait avec un accent régional marqué qui rendait la conversation presque incompréhensible et tournait autour de la chasse ou de l'agriculture.
Bref il « faisait des rencontres », selon la formule convenue. Il avait même baisé quelques fois. Comme quoi il ne faut jamais sous-estimer la détresse et la solitude des autres, y compris les porteuses de chatte et de gros nichons.
Il avait aussi goûté tout un tas de « petits vins » dont il était sensé «dire des nouvelles » au tenancier ravi qui le servait d'un œil complice mais qui lui infligeaient presque systématiquement le même mal de crâne. « Après c'est comme tout, faut pas en abuser non plus » entendait-il alors arguer pour défendre le produit du cru. Certes, ce n'était pas faux, mais cela ne l'empêchait pas de penser que la viticulture française n'avait pas vraiment fait de grands progrès dans le domaine de la picrate pour prolos, se concentrant essentiellement sur les nectars à destination des faces de citron et autres cows-boys nouveaux riches.. La cirrhose du « de souche », tout le monde s'en branle.
De temps en temps, il assistait à l'enterrement d'un inconnu et ce spectacle le fascinait et l'émouvait au plus haut point. Ces vielles femmes en noir aux visages presque momifiés, ces larmes qui semblaient sincères, cette humble piété, cette économie de gestes et de paroles, cette solidarité soudaine d'une communauté qui suspend son activité pour accompagner l'un des siens dans sa dernière demeure... Ici chaque mort compte, tout le monde le connaît, l'a connu, l'a croisé... c'est un peu du décor quotidien qui disparaît.. une maison dont les volets se closent définitivement, un jardin qui ne sera plus entretenu... Lorsque le prêtre était jeune, c'était toujours catastrophique, il rompait à lui seul tout le charme du moment en déblatérant les mêmes conneries sirupeuses qu'on aurait pu entendre partout ailleurs et qui donnent envie de se convertir à n'importe quelle religion un peu moins tafiole. Mais quand le curé était presque du même âge que le défunt, qu'il l'avait fréquenté, accompagné de sa communion à son mariage et au baptême de ses enfants, c'était une toute autre histoire...On sentait le pain et le vin partagés, les confessions entendues, les conseils donnés, les doutes exprimés, les engueulades et les grands rires, et l'on pouvait subrepticement imaginer ce qu'était vraiment une communauté. François en chialait toujours abondamment, non pas tant sur le disparu qu'il ne connaissait pas mais sur l'image de l'anonyme fosse commune qui l'attendait, lui. Lui, et tous les autres. Les présomptueux, les egotiques, les modernes, les forts en thème et en gueule, les plus malins, les péremptoires, les paons, les bruyants, les agités, les parvenus et les grotesques...
Alors il buvait deux ou trois verres et n'y pensait plus. Il marchait dans les rués désertes dès 21 heures 30 et se disait qu'il aurait bien aimé naître là. Parce qu'il fallait y être né pour pouvoir y vivre. Mais le venin de Paris lui manquait déjà, le grand théâtre le rappelait, Guignol s'agitait, l'invitant à reprendre sa place parmi les autres ombres. Il est plus facile de n'être rien dans le tumulte que dans le silence.