Une femme
Elle ne riait pas souvent mais c'était alors un de ces instants improbables et précieux où tout ce qui est laid et bas semble congédié, annulé, vaincu, comme si toute l'étouffante grisaille se déchirait une poignée de secondes pour laisser percevoir les mille lumières qu'on ne discerne généralement qu'aux tréfonds des songes ou au hasard des pages des livres. Le reste du temps, elle arborait une esquisse de sourire à la fois triste et compatissant, la moue tout autant navrée que bienveillante de ceux qui ont déjà trop vécu pour être dupes mais qui n'ont pas pour autant totalement renoncé à croire. Elle était belle et abîmée. Pas encore trente ans mais des stigmates de fatigue et de désillusion qui donnaient de la gravité à sa jeunesse finissante. Elle était de ces gens qu'on ne peut se lasser de contempler, à qui l'on veut à peine parler, de crainte de rompre le charme, de dissiper le mystère que l'on s'est soit même inventé.
Regard aussi profondément noir que la chevelure sagement tirée en arrière, fossettes au creux des joues, lèvres purpurines et ourlées qui sont à elles seules une atteinte à la pudeur... Un physique de tableau, de photographie que l'on voudrait glisser dans son portefeuille. Ne pas la connaître, ne pas la posséder, pour ne pas la gâcher. S'inventer une histoire plus belle que celle que l'on pourrait connaître. Se fabriquer des souvenirs avant de les avoir vécus. Elle était là, sa main manucurée posée sur la table, frôlant la vôtre, mais il fallait la fuir pour pouvoir l'aimer.