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A moy que chault!

Gardiens de l'ordre

17 Septembre 2019, 22:43pm

Publié par amoyquechault.over-blog.com

(Chronique d'une fin du monde sans importance, in revue Eléments) 

A peine garé en double-file devant la caserne, le lourd fourgon bleu aux vitres grillagées déversa sur le trottoir sa cargaison de CRS de retour de mission de maintien de l'ordre. Bruyants et rigolards, se tapant dans le dos et sur les épaules, ils ressemblaient, affublés de leurs impressionnantes tenues anti-émeutes, à un groupe de robocops en pleine colonie de vacances.

Une fois déposé aux vestiaires le plus lourd de leur attirail, dont certains éléments portaient des tâches de couleur rougeâtre dont on pouvait espérer qu'il s'agisse de peinture, les fonctionnaires de police s'écroulèrent sur les chaises disparates disposées autour de la grande table en formica de la salle de repos sous l'oeil sévère mais complice de Sylvester Stallone trônant au centre d'une affiche géante du film « Judge Dredd ». Les binouzes jaillirent alors du frigo constellé d'autocollants syndicaux.

  • « Ha ben celles-là, on pourra pas dire qu'on les a volées ! » s'exclama Olivier sous les applaudissements de ses collègues.

Olivier était l'ancien du groupe, un vieux briscard dont la légende disait qu'il avait toujours refusé toutes les promotions parce qu'il voulait « rester au contact », grand amateur de « castagne » qu'il était. Une dilection qui s'était d'ailleurs confirmée lors de son récent divorce, les accusations de violences conjugales n'ayant cependant aucunement freiné son enthousiasme professionnel.

Comme à chaque retour « d'opé », (pour un peu il aurait dit « opex », car pour lui CRS et Paras, c'était sensiblement la même chose et vu le nombre de bamboulas dans les rues, Bamako ou Porte de la Chapelle, c'était aussi quasiment la même...), il était fatigué mais rayonnant.

Boire une petite mousse bien fraîche avec le sentiment du devoir accompli, quoi de plus délicieux ?! En ces instants, la Kronenbourg premier prix de chez Lidl était plus sapide que le plus réputé des champagnes. Au moment de dévisser la capsule de la canette, Olivier avait ressenti une légère douleur au poignet qui renforçait le plaisir de la dégustation houblonneuse, car ce léger mal qui l'avait fait grimacer était lui aussi la preuve d'une dure journée de travail, un travail appliqué et bien fait.

C'est vrai qu'il n'avait pas lésiné sur les coups de matraque ! Il en avait calmé de l'apprenti révolutionnaire ! Ha c'est sûr, avec une arcade en sang, on voit le Grand Soir d'un autre œil ! Cette saillie drolatique lui sembla si brillante qu'il la répéta à haute voix, déclenchant l'hilarité de ses collègues. Seul Jean-Marin, le petit nouveau, était resté silencieux. Assis au bout de la tablée, très pâle, il semblait presque accablé.

  • « Il va pas bien le gamin ? » interrogea Olivier.

  • « Bof... » répondit Jean-Marin en baissant un peu la tête...

  • « C'est quoi le problème ? » poursuivit l'ancien.

  • « Ben , y'avait quand même beaucoup de vieux... »

  • « Et alors ? Jeunes ou vieux... c'est des connards de fachos non ? »

  • « Ha, ce ne sont plus des salopes de gauchistes ? »

  • « Ben si... Enfin, on s'en fout... Fachos, gauchos, c'est la même merde, des factieux quoi... »

  • « Oui mais la dame que vous avez traîné par les cheveux sur le sol, elle ressemblait tellement à ma tante Odette... »

  • « Non mais attends, cette pute, ça faisait trois fois que je lui disais de circuler... »

  • « Oui mais quand même... »

  • « Quand même quoi ? Tu verras le puceau quand tu aurais passé des nuits entières à te faire insulter et cracher dessus sans bouger dans les banlieues... »

  • « Je ne vois pas le rapport... ce ne sont pas les mêmes... »

  • « Le rapport c'est que dans ce métier, soit t'es humilié, soit t'es craint... et là on nous donne l'occasion d'être craints... »

  • « Mais... »

- « Allez c'est bon, maintenant ferme ta gueule... Et t'inquiètes pas, quand tu vas recevoir ta prime de 300 euros à la fin du mois, tu penseras plus à toutes ces conneries... » conclut Olivier en accompagnant sa sentence d'un rot profond et guttural

Jean-Marin n'était pas convaincu. Il s'efforça cependant d'esquisser un ersatz de sourire tandis qu'il rédigeait déjà mentalement sa lettre de démission.

 

Xavier Eman